[Ce qui précède est ici]

La philosophie et le foot : «penser le monde de tout le monde» (Merleau-Ponty).

 « Quand je  regarde Mbappé dribbler, il penseThierry Henry

On pourrait s’étonner que l’on veuille faire ici une philosophie de l’arbitrage vidéo lors des matchs de football : une pensée philosophique qui se veut, par principe, pure, détachée et transcendante au monde sensible, doit-elle s’abaisser à tenter de penser ce qui ne relève que d’une activité physique que beaucoup jugent insignifiante ? A cela certains répondront que le football mobilise l’intérêt et les passions de millions (de milliards) de personnes, de nations et d’Etats dans le monde et que le nombre exige qu’on le prenne en considération. Mais la philosophie n’a pas attendu que le nombre fasse loi dans le choix de ses objets de réflexion. C’est ainsi que le psychologue et philosophe danois F. J. J. Buytendijk publie en 1952 «Le Football: Une étude psychologique» qui, en dépit de pages profondément sexistes, esquisse une véritable phénoménologie du football en analysant et décrivant la façon spécifique dont notre corps se rapporte au ballon.

Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) dans le sillage du courant phénoménologique initié par Husserl qui veut revenir « aux choses mêmes » c’est-à-dire montrer comment nous nous rapportons au monde, veut «penser le monde de tout le monde». Il n’est donc pas étonnant que dans sa volonté de réhabilitation du sensible et du corps méprisés par la philosophie classique, il consacre des pages dans son premier ouvrage «La structure du comportement», à la façon dont le footballeur perçoit et est présent au monde par son corps en inscrivant ses déplacements et positions successives «sur le sol du monde sensible».

Percevoir selon Descartes et percevoir selon Merleau-Ponty.

Or c’est ce « monde sensible » dont la philosophie classique, plus particulièrement Descartes, se méfiait. Pour celui-ci, on ne peut pas se contenter des seules données sensibles, des simples sensations pour construire la perception. Celles‑ci doivent être reprises, organi­sées, structurées par quelque chose d’autre qui leur est extérieur à savoir le jugement, l’esprit, ce qui peut s’exprimer en disant que percevoir, c’est juger. Percevoir consiste, pour lui, à interpréter, à choisir, à organi­ser, à construire, à identifier des objets, ce qui ne peut être que des opérations de l’entendement et non des seuls sens. Pour lui, «c’est l’âme qui voit et non pas l’œil ». Beaucoup connaissent l’analyse faite par Descartes d’un morceau de cire qui, après avoir été approché d’une source de chaleur, ne nous montre plus aucune des qualités sensibles (odeur, couleur etc.) qu’il avait auparavant. Si notre perception se réduisait aux qualités sensibles que nous saisissons, nous ne pourrions pas dire que nous percevons toujours de la cire. Qu’est-ce qui nous permet de l’affirmer néanmoins ? Pour Descartes, c’est notre entendement, notre raison : nous sommes en présence de sensations différentes et nous jugeons que c’est toujours de la cire. Il en est de même quand nous voyons de notre fenêtre des hommes qui passent dans la rue ; les données sensibles ne nous permettent pas de différencier un automate d’un homme et «Mais  je juge que ce sont de vrais hommes et ainsi je comprends, par  la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce  que je croyais voir de mes yeux[voir ici  et si l’on veut savoir comment, selon Descartes, on peut reconnaître que l’on a à faire à un homme et non pas à un automate c’est ici.]

«Que vois-je de cette fenêtre,  sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres  ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » (Descartes)

Mais ce que montre Merleau-Ponty , c’est que le footballeur n’est pas une conscience extérieure au terrain qui juge intellectuellement ce qu’il perçoit. Car « le joueur fait corps avec [le terrain] et sent par exemple la direction du « but » aussi immédiatement que la verticale et l’horizontale de son propre corps. Il ne suffirait pas de dire que la conscience habite ce milieu. Elle n’est rien d’autre à ce moment que la dialectique du milieu et de l’action. Chaque manœuvre entreprise par le joueur modifie l’aspect du terrain et y tend de nouvelles lignes de force où l’action à son tour s’écoule et se réalise en altérant à nouveau le champ phénoménal.» Si le joueur «fait corps» avec le tout dans lequel il est immergé, il n’a pas « besoin » de passer par une conscience intellectuelle des positions de son corps et de celui de tous les autres. On remarquera qu’il n’est pas juste de dire que « la conscience habite ce milieu » car ce serait poser une extériorité de la conscience par rapport au milieu dans lequel elle viendrait s’insérer. Il faut dire tout aussi bien que la conscience est milieu et que le milieu est conscience. Et le football dont se sert ici Merleau-Ponty est un excellent exemple pour montrer que l’acte perceptif se situe en-deça de toute interprétation intellectuelle, de tout jugement.

 

« La dialectique du milieu et de l’action » (Merleau-Ponty)

 

La conscience est d’abord un « je peux » avant d’être un « je pense ».

         « La conscience est originairement non pas un « je pense« , mais un « je peux« , écrit Merleau‑Ponty dans la Phénoméno­logie de la perception, p.160). Mais il faut veiller à ne pas faire de contresens, Merleau‑Ponty ne dit pas que la conscience n’est pas un « je pense » mais il veut dire qu’elle ne se limite pas à cette seule défini­tion intellectuelle et réflexive que l’on trouve chez les philosophes intellectualistes. Elle est à son ori­gine, dans ses fondements, d’abord, un « je peux » c’est‑à‑dire une conscience agissante, en prise directe et immédiate avec le monde et les choses et ce n’est qu’ensuite qu’elle peut être intellectuelle, notamment dans le domaine de la science et de la philosophie.

         Ceci peut être montré par l’exemple de certains malades que l’on classe dans ce que l’on nomme les cécités psychiques car ils ne sont plus en mesure de faire des actes, des mouvements que l’on peut qualifier d’abstraits. Ils ne peuvent réussir à accomplir des actes qui exigent d’eux une pensée abstraite préalable. Si on leur commande, les yeux fermés de lever le bras, d’étendre ou de fléchir un doigt, ils en sont incapa­bles car cela ne correspond en eux à aucune action concrète: ils ne sont pas en situation. Mais si on leur permet de regarder leur bras ou leur main, ils parviennent à accomplir les mêmes mouvements demandés. Mieux, les yeux fermés, ils peuvent accomplir tous les gestes qu’ils font dans la vie quotidienne comme de chercher un mouchoir dans la poche, de se moucher, d’allumer une lampe. Ils ne peuvent, sur commande, montrer une partie de leur corps  mais ils la trouvent spontanément sous l’effet d’une piqûre. Un autre malade qui est capable d’atteindre son nez quand on le lui demande, en est incapable si on lui demande de le montrer ou de le toucher avec une réglette de bois.

         Comment interpréter ces observations ? Les malades ont gardé leur conscience qui est un « je peux », ils peuvent agir dans le monde et par rapport à leur corps mais ils sont incapables d’avoir envers eux une attitude intellectuelle. Ce qui montre bien que cette deuxième est moins originaire que la première. L’atti­tude intellectuelle, le « je pense » est postérieur et moins fondamental en nous que le « je peux » car la mala­die laisse subsister en dernier ce dernier. Le football nous montre avec évidence cette dialectique originaire du milieu et de l’action.

Quel est donc le cogito (le je pense) du joueur ?  Quel est donc le cogito de l’arbitre ? Sont-ils identiques ? Et que vient faire la vidéo dans tout cela ? (à suivre) 

 

(à suivre ici)