Le correcteur jugera très positivement la copie du candidat qui examinera avec attention l’expression « par nature ». En effet, cette expression permet de mettre en place une problématique essentielle en philosophie qui consiste à se demander si la chose dont on parle présente des caractéristiques contingentes (ce qui peut ne pas être) ou essentielles (ce qui fait que la chose est ce qu’elle est et non pas autre chose). Il est à craindre que nombre de candidats ne réfléchissent pas sur cette expression alors qu’elle constitue le problème. Est-il contingent pour le désir d’être illimité ou cela fait-il partie de son essence ? Et l’enjeu (l’enjeu est la conséquence de la question posée) est alors tout trouvé sans difficulté : s’il est dans l’essence du désir d’être illimité, comment pourrions-nous le borner ? Sommes-nous alors condamnés, si l’on veut véritablement venir à bout de cette illimitation, à le faire disparaître (solution des épicuriens) car, tant qu’il existe, il ne pourrait avoir aucune borne, aucune limite ?

Mais si le désir (comme nous le verrons) est une caractéristique anthropologique essentielle, mettre fin au désir, ne serait-ce pas dénaturer l’homme ? N’est-ce pas ce que dit Rousseau quand il écrit : «Malheur à qui n’a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède ». Ainsi cet intitulé pose une question anthropologique et métaphysique essentielle : l’homme peut-il maîtriser ses désirs, les borner ; peut-il en être le maître capable d’en fixer les limites? Un homme qui, faute de pouvoir limiter ses désirs, en viendrait à les abolir (projet des épicuriens et des philosophes cyniques) serait-il encore un homme ?

Bien entendu il est important de bien analyser la notion de désir qu’il serait catastrophique ici de confondre avec celle de besoinPour anticiper l’analyse, on peut dire que si le désir est manque de quelque chose, la possibilité de lui donner des limites est facilement pensable (le manque cesserait en obtenant l’objet dont on manquait), mais si le désir est manque de … on ne sait quoi, ce caractère indéfini (dans les deux sens du terme : on ne sait pas de quoi il est manque et on peut toujours ajouter quelque chose de plus), le rend illimité par nature. 

Que faut-il pour qu’il y ait désir = Quelle est l’essence du désir ?

– Un manque, un creux par rapport à ce qui est, par rapport à ce qu’on est. Si nous étions satisfaits, comblés, (heureux), nous n’aurions pas de manque donc pas de désir. Comme il ne faut pas définir pour définir, il faut constamment penser, réfléchir en se demandant, si cette première condition de possibilité pourrait se rapporter à notre sujet. Mais l’expression m’appartenir signifie aussi que je suis maître de moi-même ; or le manque n’est-il pas au contraire le signe que « quelque chose » m’échappe, est en dehors de ma prise ? Le manque n’est-il pas signe que je ne m’appartiens pas, de telle sorte que le désir, en tant que manque, serait ce qui me fait échapper à moi-même et ne me permet donc pas de le limiter. Mais le manque constitue-t-il la seule condition de possibilité du désir ?

Il suffit alors de de se poser la question suivante : ne peut-il pas exister un sentiment (le désir n’est pas de l’ordre de la raison) de manque, que l’on ne puisse pas qualifier de désir ? C’est le cas du besoin que l’on confond souvent avec le désir ; or, dans un devoir, nous devons toujours prendre les concepts qui figurent dans l’intitulé dans leur sens fort. La différence entre les deux, nous permet de mettre en place la deuxième condition de possibilité du désir.

– Un manque de … ou un manque de … on ne sait quoi. Le besoin est manque de quelque chose de défini, d’un objet, alors que, par définition, le désir n’a pas d’objet qui puisse mettre fin au manque éprouvé. Comment cela est-il possible ? Parce que le creux, le manque, qui constitue le désir est produit en nous par la conscience dont la caractéristique est de se séparer de, de s’éloigner de, de néantiser, de creuser toute forme d’être. Aucun objet, aucun être ne pourra donc mettre fin au manque constitutif du désir puisque la conscience viendra, en quelque sorte déplacer, nier, ce qui nous avait comblé, créant ainsi un nouveau manque. Et c’est sur cette caractéristique du désir que le capitalisme montre sa force : puisque aucun objet ne peut mettre fin au désir, n’importe quel objet peut être proposé aux consommateurs en leur faisant croire (la composante de l’imaginaire est essentielle dans le désir) qu’il mettra fin à leur désir (ah ! ce nouveau téléphone portable, et cette tablette etc. …). Mais alors, si on parvient à me faire désirer une suite indéfini d’objets, comment pourrais-je dire que mes désirs m’appartiennent alors qu’ils sont produits par une société qui veut me faire consommer? Comment être en mesure de poser des limites au désir ? Le travail permanent de néantisation de la conscience creuse en moi un néant, un creux, un vide, un manque, un désir insatiable. Et la réponse que l’on apportera à la question reposera sur l’analyse les caractéristiques de la conscience qui comme le dit Malebranche « a toujours du mouvement pour aller plus loin » ou le propre de l’homme qui, selon Pascal  « n’est produit que pour l’infinité« .

Désir, conscience et temps.

Et il y a encore pire, si l’on ose dire quant à notre sujet. Si c’est la conscience qui crée en nous un manque, une insatisfaction permanente, n’est-ce pas parce qu’elle est temps ? Il ne peut y avoir insatisfaction que parce qu’il y a temps ou plus précisément conscience du temps. En effet pour qu’il y ait insatisfaction dans le présent que je vis, il est nécessaire que le présent que je vis ne soit pas plein de lui-même mais qu’il s’ouvre vers autre chose que lui même. Un présent plein de lui-même ne serait pas du présent mais de l’être c’est-à-dire de l’éternité; or l’éternité est ce qui est en dehors du temps. L’insatisfaction, le manque n’est possible que dans la mesure où le présent que nous vivons ne se suffit pas à lui même, nous déçoit et s’ouvre sur une autre dimension du temps qui peut être le passé ou l’avenir. Par conséquent il ne peut y avoir désir que s’il y a conscience du temps. Et n’oublions que le propre de la conscience est de séparer, s’éloigner de ce qui est, ce qui signifie que la conscience n’est autre que le creux, le néant, le non-être qui défait insensiblement l’être du présent: nous ne sommes jamais présent au présent puisque la conscience est ce qui à la fois, nous sépare du présent et en même temps, le constitue comme présent en renvoyant continuellement ce présent au passé. Et le caractère illimité du désir provient, par définition, du caractère illimité  du temps.

Bref, pourquoi le désir est-il manque indéfini ? Car le désir est temps qui, par définition ne peut pas être possédé. Tout désir est temps et le temps est désir. On voit donc apparaître un autre problème dans notre intitulé. Si le désir est temps, comment pourrions-nous posséder ce qui par définition échappe à toute appartenance ?

La simple analyse de la notion de désir qui n’est autre que le manque indéfini produit en permanence par notre con-science nous fait comprendre qu’il n’a d’autre limite que celle de notre ex-istence. Tant que nous existons au sens fort du terme, le désir travaille en nous. 

Pour organiser la réponse on pouvait, dans un premier mouvement montrer qu’il existait des possibilités de poser des bornes au désir. L’homme, prenant conscience du mouvement  indéfini dans lequel le désir le jette (tonneau des Danaïdes), met en place un ensemble d’attitudes, de rationalisations, de mesure de ses désirs.

Il peut (voir Platon) tenter d’orienter le désir vers des objets (au sens large) qui comblent de façon définitive le manque qu’il ressentait (contemplation des Idées, de l’Idée de Bien et non plus visée d’objets sensibles, changeants, variables, insaisissables. De même Pascal qui pense que « l’homme n’est produit que pour l’infinité » ne peut trouver qu’en Dieu, être infini, la fin de la course illimitée du désir en nous : « Tout ce qui n’est pas Dieu ne peut remplir mon attente« . Le désir qui est née de la conscience qui ouvre sur une attente indéfinie perd son caractère intrinsèquement illimité en se détruisant comme désir ! Ce qui montre, a contrario, que c’est par essence et non par accident que le désir est illimité !

Il peut aussi tenter à la façon des épicuriens tenter de limiter les désirs. Une dialectique se met ici en place entre d’un côté la volonté, la raison et, d’un autre côté le désir : l’hypothèse est que la volonté rationnelle et raisonnable parvient à juguler le désir.

A cela, on pourrait répondre que la solution épicurienne (transformer les désirs en simples besoins) comme platonicienne (contemplation heureuse de l’Idée de Bien) consiste à dénaturer l’homme et le rapprocher des animaux : leur but est de rendre l’homme semblable aux dieux et cela ne peut se faire qu’en faisant quitter à l’homme sa condition d’être désirant. L’extase du philosophe en présence de l’absolu lui fait perdre tout désir mais il n’a plus de conscience, de désir : il a quitté sa nature d’homme d’être désirant de façon illimitée.

Pour la pensée classique comme chrétienne le désir est par nature illimité et nous jette dans une attente et inquiétude permanente ; seul l’absolu sous la forme de l’infini, du parfait, de l’éternité peut y mettre fin. Ce faisant, ils invitent à mépriser la vie, l’existence proprement humaine. C’est ce que Nietzsche énonce dans ce texte du Crépuscule des idoles (traduction Eric Blondel) :

« Toutes les passions ont une période où elles sont seulement néfastes, ou elles rabaissent leur victime de tout le poids de la bêtise, – et plus tard, une autre, beaucoup plus tardive, où elles se marient à l’esprit, se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise de la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on jurait sa perte, – tous les monstres moraux anciens sont là-dessus d’accord : « il faut tuer les passions ». La plus fameuse maxime de ce genre se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la montagne où, soit dit entre parenthèses, l’élévation de la vue fait totalement défaut. C’est là qu’il est dit par exemple, avec application à la sexualité : « si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; par bonheur aucun chrétien ne suit ce précepte. Anéantir les passions et les désirs à seule fin de prévenir leur bêtise et les conséquences désagréables de leur bêtise, voilà qui ne nous paraît aujourd’hui qu’une forme aiguë de bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles cessent de faire mal… Reconnaissons d’ailleurs en toute justice que l’idée de « spiritualisation de la passion » ne pouvait absolument pas être conçue sur le terrain qui a donné naissance au christianisme. Car l’Eglise primitive luttait, on le sait, contre les « intelligents » au bénéfice des « pauvres en esprit » : comment attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? L’Eglise combat la passion par l’excision : sa pratique, son « traitement », c’est le castratisme. Jamais elle ne demande : « comment spiritualiser, embellir, diviniser, un désir ? » – de tout temps elle a insisté, dans sa discipline, sur l’extirpation (de la sensualité, de l’orgueil, de la passion de dominer, de posséder et de se venger). Or attaquer les passions à la racine, c’est attaquer la vie à la racine : la pratique de l’Eglise est hostile à la vie. »