Le travail divise-t-il les hommes ?

Nous avions proposé avant le bac de réfléchir sur la notion de travail et sur ses conditions de possibilité dans lesquelles il suffit de « piocher » en fonction de l’intitulé pour trouver une problématique.  Permettons-nous de citer la soi-disant définition du travail donnée par un professeur dans son corrigé : elle a un double défaut ; elle n’est pas exacte et elle ne permet pas de réfléchir sur l’essence du travail : « Le travail est une activité dans laquelle les hommes transforment la nature en vue de produire des biens qui leur sont utiles et de subvenir à leurs besoins. » Le travail est bien une activité de transformation mais toute activité de transformation n’est pas un travail et dire la finalité de cette activité ne fait pas partie de son essence. Bref, si un professeur a une pensée aussi lâche, les élèves peuvent être rassurés quant à la notation de leur copie.

1° Lorsque les élèves [comme beaucoup de professeurs, voir plus haut] cherchent à définir la notion de travail, ils répondent la plupart du temps à une autre question qui porte sur l’utilité, la finalité du travail. La question est en fait de se demander ce qui fait que le travail est travail et non pas loisir, ce qui revient à en chercher l’essence que l’on énonce en déployant les conditions de possibilité de la notion à définir.

– On remarquera rapidement que la condition majeure pour qu’il y ait travail, est la présence d’une production qui peut être de nature matérielle et/ou intellectuelle.

– Mais toute production n’est pas du travail au sens fort du terme (rappelons que dans une dissertation et notamment sur les concepts qui figurent dans l’intitulé on doit nécessairement prendre un sens fort et non pas un sens faible). D’ailleurs, on peut se demander à la suite d’Aristote et de Marx si l’abeille qui construit des alvéoles à la façon d’un architecte ou l’araignée qui tisse une toile à la manière d’un tisserand, travaille. La réponse est négative car l’activité de travail exige que la production soit pensée, réfléchie. En d’autres termes, avant de produire un objet quelconque, le travailleur doit avoir dans son esprit la forme qu’il veut imposer à la matière, ce qui suppose une pensée, une conscience, une raison.

– Avons-nous pour autant trouvé l’essence du travail, ce qui fait que nous avons affaire à du travail et non pas à un loisir ? Pas encore, car dans le loisir, nous pouvons avoir une production réfléchie alors que nous ne parlerons pas évidemment d’activité de travail. Il faut donc faire apparaître une troisième condition de possibilité du travail, à savoir, une contrainte. Il n’y a de travail que si l’activité productrice possède, à des degrés divers, une part de contrainte. Il sera important, notamment pour ce sujet, de distinguer la contrainte interne (celle due à l’activité elle-même : faire un programme informatique contraint à suivre les règles de la programmation) et la contrainte externe (celle due à l’organisation du travail qui fait que je dépends des exigences d’autres hommes dans la production que je peux faire).

2° Il ne suffit pas d’énoncer l’essence du travail et ses conditions de possibilité, la réflexion commence quand il faut confronter de façon intelligente ces trois conditions à la question posée qui est celle de la division. Qui dit division, dit séparation. Mais si on lit attentivement l’intitulé, la division peut être de deux sortes :

– la division, la séparation serait entre les hommes, entre les différents producteurs (producteurs des mêmes choses (Airbus/Boeing) ou producteurs de choses différentes (agriculteurs/industriels) ou entre, d’une part, les producteurs et, d’autre part, ceux qui ne travaillent pas en profitant de la production des autres (esclaves-hommes libres chez les Grecs).

– la division se produirait à l’intérieur même de celui qui produit. Dans ce cas, ce serait le fait même de produire qui ferait surgir une scission au cœur même du sujet, de chaque travailleur.

Et nous avons trois questions à poser, ce qui constitue la fameuse et introuvable problématique :

  • En quoi la production pourrait-elle avoir pour effet de diviser les hommes ? Pro-duire, c’est étymologiquement mener en avant, ce qui implique une distinction, une séparation entre celui qui conduit cette mise en avant et ce qui est conduit. Cela est vrai aussi bien pour l’ensemble des producteurs différents que pour chaque L’acte même de production présuppose une division et donc le passage à un autre différent de ce qui était auparavant. Et ce devenir autre, cette altération propre à toute production peut être la source d’une aliénation. Le producteur, dans l’acte même de production se trouverait à la fois étranger aux autres et à lui-même.
  • Le travail a pour autre condition de possibilité, la conscience, et mieux, la raison. Or la conscience se caractérise par la distance, la séparation.
  • Enfin la contrainte, par définition, c’est ce qui s’impose de l’extérieur à un être : il y a cependant deux types de contrainte ; la contrainte interne à l’activité elle-même et la contrainte externe qui fait que quel que soit le métier, on travaille pour un autre.

On fera son sujet en répondant à ces trois problèmes qui font partie de l’essence du travail. Mais pour ce sujet, ce seront les notions de production et de contrainte qui joueront le rôle essentiel. Rien cependant n’interdit de réfléchir sur les liens entre division et conscience et raison. S’il est vrai que conscience et raison, pour se déployer, obligent le sujet à prendre des distances, à de séparer de ce qui est, on constate que la raison par exemple technique, produit dans et par le travail une universalité. Ce qu’on nomme aujourd’hui mondialisation n’est autre que l’universalisation à la fois des modalités du travail et des objets produits. Et dans une autre partie, on pourrait montrer que cette universalisation des modes de production produit paradoxalement une opposition encore plus forte entre les différents pays producteurs et les hommes eux-mêmes.