Toute prise de conscience est-elle libératrice ? 

Il s’agit là d’un sujet classique qui, a priori, ne présente aucun piège pour un candidat normalement préparé.

Analyse des concepts présents dans l’intitulé.

Quelle est la condition de possibilité d’existence de la conscience c’est-à-dire son essence ? C’est la faculté de s’éloigner, de s’abstraire, de prendre du recul par rapport à ce qui est, de créer un creux dans l’être. Ce qui est, peut désigner aussi bien le monde que soi-même. Ainsi la conscience est la faculté qui nous permet à la fois de nous séparer du monde et de nous-mêmes pour pouvoir ré-fléchir.

Quelles sont les conditions de possibilité de la liberté qui existent indépendamment des différentes conceptions que les philosophes peuvent avoir ? On en dégagera essentiellement trois :

– disposer d’une conscience ou mieux d’une raison (pour ce sujet, la distinction entre conscience et raison sera essentielle)

– être en mesure dans l’action que l’on fait de l’effectuer volontairement

– être en présence d’un choix effectif

La problématique

La problématique se dégage d’elle-même : comment ne pourrait-on pas accorder la possibilité de nous libérer à la faculté, la conscience, qui est l’une des conditions de possibilité de la liberté ? De plus, par la possibilité d’abstraction que nous donne, la conscience n’est-elle pas ce qui nous permet d’effectuer des choix véritables, fléchis et non pas des choix illusoires ?

Mais cette capacité de distanciation donnée par la conscience ne constitue-t-elle qu’une condition de possibilité de la liberté ? Ne pourrait-on pas être conscient sans disposer de la volonté qui est l’une des conditions de possibilité nécessaire pour que la liberté soit effective ? Plus grave encore, ne pourrait-il pas y avoir dans la conscience elle-même une illusion concernant sa véritable distance par rapport à ce qui est ? En d’autres termes, pour être libre ne faut-il pas connaître la raison et pas seulement disposer de la conscience, de ce qui nous fait agir ? Mais, plus important encore, la liberté n’existe que s’il elle est effectivement mise en acte ; une liberté en pensée n’est pas la liberté en acte. Or n’y a-t-il pas une différence de nature entre ce qui est de l’ordre intellectuel (la conscience) et ce qui est de l’ordre de l’action ?

L’enjeu.

Quel est l’enjeu de ce sujet ? (L’enjeu n’est pas la question mais la conséquence de la question). Il est  de nature anthropologique car la conscience est considérée comme une caractéristique ontologique de l’être humain. Si l’on répond négativement à la question, n’est-on pas contraint de remettre en question les capacités de l’être humain à se poser comme un être libre ? Et si c’est le cas, la liberté ne serait-elle pas une illusion de notre conscience ? A cet enjeu anthropologique s’ajoute un enjeu métaphysique

Les réponses.

(1) Sur le fond, il est facile de montrer dans une première thèse que la prise de conscience est libératrice dans la mesure où elle nous permet de nous séparer, de nous distancier de ce qui nous détermine sans que nous nous en rendions compte.

Pourquoi dit-on que les jeunes enfants ne peuvent être juridiquement responsables de certains de leurs actes ? C’est que l’on estime que leur conscience n’a pas atteint un degré de développement suffisant qui permette de juger qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils ont fait. C’est par le plein développement de leur conscience qui leur permettra de mieux évaluer la portée et le sens de leurs actes qu’ils pourront acquérir la liberté et la responsabilité. C’est ce que rappelle Socrate aux adultes que nous sommes devenus : l’impératif catégorique qui permet de se libérer des préjugés n’est autre que « se connaître soi-même ». Et la connaissance de soi n’est autre chose que ce que nous dit l’étymologie du mot conscience qui est le savoir (scire) avec (cum) donc un savoir qui se sait comme savoir et non pas comme illusion.

La conscience, en nous permettant de connaître les causes qui pèsent sur nous, est le facteur essentiel de libération de l’homme. Les premiers philosophes comme les épicuriens insistent précisément sur l’aspect libérateur pour les hommes de connaître les causes des phénomènes qui surgissent dans leur existence. Et cette connaissance est d’autant plus libératrice qu’elle leur permet d’échapper aux aliénations de nature religieuses ou métaphysiques.

De même, dans le domaine de l’économie, Marx montre que c’est la connaissance de la science économique qui permettra aux hommes de se libérer des aliénations qu’ils subissent. Bien entendu, ce sont les philosophes classiques comme Descartes qui montreraient le mieux cette identité de la conscience et de la liberté. La démarche du doute, de la prise de conscience des préjugés qui pèsent sur nous est le chemin de la liberté.

(2) Mais la prise de conscience ne suffit pas pour être libre.

Ainsi, il ne suffit pas d’être conscient des problèmes psychologiques que l’on rencontre pour pouvoir s’en libérer. Certes, il s’agit là d’un premier pas mais qui ne peut constituer véritablement une libération. De même, prendre conscience des causes d’une maladie génétique sur laquelle nous n’avons aucune thérapie valable, ne nous rend pas plus libre car nous ne disposons, par rapport à la maladie, ni de choix possibles ni de volonté.

La prise de conscience d’une situation donnée angoissante peut provoquer l’inhibition de la volonté et de l’action. Submergés par la prise de conscience d’une impasse dans laquelle nous sommes engagés, nous nous résignerions à subir ce sur quoi nous ne pouvons agir. Paradoxalement, ce que nous avions présenté comme la condition d’apparition de la liberté, à savoir la conscience, nous plongerait dans la conscience de notre aliénation !

Mais il existait des arguments plus subtils que l’on pouvait trouver aussi bien chez Platon que chez Spinoza qui nous permettraient de remettre en question l’identification entre la conscience et la libération. Les prisonniers de la caverne, c’est-à-dire les hommes du commun, sont bien conscients de vivre ce qu’ils vivent mais, pour autant, ils ne voient pas l’aliénation dont ils sont les victimes : là encore il n’existe ni choix véritable ni volonté.

[Selon vos connaissances acquises durant l’année, vous pourriez développer la critique de l’idéologie selon Marx « L’idéologie est un processus que le soi‑disant penseur accomplit bien avec sa cons­cience, mais avec une conscience fausse. Les forces matérielles véritables qui le mènent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique« . (Engels: lettre à Franz Mehring du 14/07/1893).

Feueurbach montre que la conscience qui se rapporte à un Dieu est en pleine illusion productrice d’une aliénation : en posant l’existence d’un Dieu l’homme ne voit pas qu’il ne fait que projeter, en l’inversant, la conscience qu’il a de lui-même ! La religion n’est qu’un anthropomorphisme qui s’ignore comme tel. C’est pourquoi, il écrit que « la religion, du moins la chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement, à son es­sence, mais à son essence comme à un autre être« . C’est en cela qu’elle est aliénation puisque l’homme ignore que c’est son être qui se présente à lui comme un autre. C’est pourquoi, elle est « la scission de l’homme d’avec lui-même: il pose en face de lui Dieu comme être oppo­sé à lui: Dieu n’est pas ce qu’est l’homme, l’homme n’est pas ce qu’est Dieu. Dieu est l’être infini, l’homme l’être fini; Dieu est parfait, l’homme imparfait ; Dieu tout-puissant, l’homme impuissant ; Dieu saint, l’homme pécheur. Dieu et l’homme sont des extrêmes : Dieu est l’absolument positif, la somme (In­begriff) de toutes les réalités, l’homme est l’absolument négatif, la somme de toutes les nullités » (L’essence du christia­nisme, p.153).]

De même, Spinoza compare l’homme qui est conscient d’être libre à un enfant qui croirait désirer librement le lait. Ce n’est pas parce qu’il est conscient de son désir qu’il est libre de désirer ce qu’il désire ; il est semblable à une pierre, ajoute Spinoza, que l’on ferait tomber et à qui, dans sa chute, on prêterait une conscience et qui déclarerait alors qu’elle est libre de tomber parce que qu’elle en est consciente et parce qu’elle le veut :  «Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leur désir et ignorants des causes qui les déterminent » (Spinoza Lettre à Schuller de 1675). En d’autres termes, la conscience, malgré la distance qu’elle donne, pourrait être victime d’illusions quant à la liberté qu’elle pense permettre. Et c’est bien entendu dans la notion d’inconscient psychique que l’on pourrait voir le meilleur exemple d’illusions de la conscience sur sa propre liberté car l’originalité de la pensée freudienne consiste à affirmer que nous pouvons être conscients d’agir en ignorant les causes qui nous font agir.

(3) Cela revient, dans un dernier temps, à s’interroger sur le sens qu’il faut accorder à l’expression « prendre conscience ». S’il ne s’agit que d’avoir conscience de ce qui se passe, de la situation dans laquelle on est, cela n’est pas suffisant. Mais si l’on donne un sens fort à cette expression, elle implique non seulement que j’exprime ce qui est mais que je suis en mesure de l’analyser, d’en trouver les raisons. Si l’on donne à l’expression prendre conscience toute sa profondeur, à savoir la connaissance des raisons, on peut parler de libération possible. C’est d’ailleurs ce que pensent Spinoza ou Platon. Lorsque le premier critique les illusions de la conscience et donc de la liberté, il ne renonce pas pour autant à l’idée de liberté. Il invite les hommes à développer leur raison qui les rendra véritablement libres. Ainsi dans son sens fort, la prise de conscience peut-être véritablement libératrice. Encore ne faut-il pas confondre la conscience et la raison. La conscience et la condition négative d’une libération car ne pas être conscient, c’est ne pas être libre mais, pour autant, être conscient n’implique pas que l’on soit libre. Il faut donc que la conscience se transforme en raison pour qu’elle soit effectivement libre.

On peut donc répondre à l’enjeu de la question. La caractéristique essentielle de l’homme n’est pas la conscience mais la raison. On peut donc dire que plus l’homme développe sa raison, plus il réalise son essence et plus il devient libre.