(Ce qui précède est ici)

[Conseil pédagogique : une fois qu’on a lu la phrase ou le paragraphe, il faut transformer la phrase affirmative du texte en phrase interrogative. Cela présente plusieurs intérêts : d’abord, vous obliger à prendre du recul par rapport au texte ; ensuite, vous préparer à esquisser un véritable commentaire puisque vous devrez expliciter le sens de votre question et chercher les raisons qui amènent l’auteur à dire ce qu’il dit ; enfin, éviter, quand vous rédigerez vraiment votre copie, de ne pas inscrire la phrase rituelle qui ne peut provoquer que de la paraphrase, à savoir, « dans cette phrase l’auteur dit que … »]

« Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi à la valeur de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui dépasse leur propre personne est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre ténue.

Comment la plupart des hommes jugent-ils la valeur de la vie ? Quelle perspective adoptent-ils pour dire que la vie a une valeur ? Il n’interprète celle-ci qu’en ne regardant leur propre « personne », et tout ce qui est transcendant à cette dernière n’est saisi que comme «une ombre ténue». Faut-il penser que Nietzsche réactualise ici l’opposition ombre/lumière qui, notamment depuis Platon, est présente dans la pensée philosophique ? Veut-il nous amener à penser que l’homme du commun, comme chez Platon, se trompe dans sa saisie de l’Etre en prenant l’ombre pour le Réel ? Il n’en est rien car pour Nietzsche, on ne saurait découvrir le sens de la vie en pleine clarté, en plaçant son regard dans une autre vie, une vie méta-physique, celle des Idées platoniciennes qui sont (dans) l’absolu. Il n’y a pas d’autre monde, d’arrière-monde et c’est ce monde, cette existence, cette vie, que l’homme du commun ne voit pas dans sa totalité car il est animé par des instincts, des pulsions individuelles (que Nietzsche nomme volonté de puissance) qui bornent sa perspective, sa perception du monde : le sens que nous attribuons aux choses et au monde provient des forces, des instincts qui travaillent en nous. Et c’est la manière d’être de l’homme du commun, son style de vie qui produit les valeurs qu’il attribue à l’existence.

«Ainsi là-dessus seulement repose la valeur de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer de la valeur de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la prodigalité. Mais se sentir gaspillé en tant qu’humanité (et non seulement qu’individu) de même que nous voyons la nature gaspiller ses fleurs une à une, est un sentiment au-dessus de tous les sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler. »

Qu’est-ce qui se produirait dans la pensée et l’interprétation de la vie chez l’homme du commun, s’il changeait de perspective ? Que devrait-il découvrir dans le monde saisi dans sa totalité, pour que sa croyance en la valeur de l’existence puisse être confirmée ? Mais, d’abord, que faudrait-il changer dans sa façon d’être présent au monde ? Dans la plupart des philosophies classiques, comme celle de Descartes par exemple, c’est par la raison qui a pour caractéristique d’être universelle,  que pourrait se faire cette mutation. Or, c’est par l’imagination, que les classiques décrivent comme étant « la folle du logis » (Malebranche), « maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal), que l’homme du commun pourrait trouver une autre évaluation de la vie, une autre vérité. En effet, pour Nietzsche, c’est elle qui nous permettrait de « sentir », d’avoir des « sentiments » qui nous feraient sortir d’une perspective bornée à son soi. L’imagination serait la faculté qui nous permettrait d’éprouver de l’empathie pour l’humanité tout entière.

Que découvririons-nous par cette imagination nous permettant de nous élever à un jugement universel ?  Que faudrait-il pour que la vie ait une valeur, un sens ? Rappelons la phrase de Paul Claudel qui nous éclaire sur les sens possibles du mot sens : « Sens : comme on dit le sens d’un cours d’eau, le sens d’une phrase, le sens d’une étoffe, le sens de l’odorat ». Nous savons que l’imagination est ici présentée par Nietzsche comme la faculté qui nous permet de sentir, d’éprouver (cela correspond dans la phrase de Claudel au « sens de l’odorat »). Si nous envisageons désormais l’humanité tout entière, nous voyons qu’elle est en « marche » (« sens d’un cours d’eau » de Claudel) mais pour cette marche dans l’histoire ait une signification (« sens d’une phrase »), il faudrait qu’elle ait un but, une finalité. Or, pour Nietzsche, contrairement à ceux qui ont une conception téléologique (de telos qui signifie but) de l’histoire comme Hegel, on constate que, bien que les hommes agissent, soient en mouvement, cellei-ci n’est pas polarisée vers une fin comme l’idée de progrès, qui donnerait sens à leur action. On aboutit alors dans la situation que Nietzsche nomme le nihilisme : « Le nihilisme, une condition normale. Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse à la question « pourquoi ? »

Quelles sont les conséquences pour l’homme du commun qui serait plongé dans le constat selon lequel et sa vie et celle de l’humanité sont dépourvues de but, donc de sens ? Il ne pourrait que ressentir un sentiment d’absurdité mais qui ne serait pas totalement identique à celui de Sisyphe. Ce dernier est animé d’un mouvement absurde puisque sans but véritable mais qui se reproduit alors qu’ici, les hommes comprendraient qu’ils dépensent leur énergie et leur vie pour rien (« prodigalité »). Mais paradoxalement les hommes continuent de croire en la valeur de leur existence car ils n’interprètent le monde qu’à partir de leur soi !

Nietzsche ne nous dit pas dans ce texte si, pour lui, la vie peut néanmoins avoir une valeur : pour cela il faudrait pouvoir changer de perspective et donc d’interprétation du monde. Ici, seul l’artiste, par son pouvoir d’imaginer, serait en mesure de dépasser le sentiment d’absurdité donné par la prise de conscience que l’humanité agit sans but et sans signification. Mais ce n’est pas le dernier mot de Nietzsche philosophe sur la question, comme on peut le voir dans une œuvre postérieure Ainsi parlait Zarathoustra : «Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est le surhomme, l’éclair du sombre nuage homme. » Mais cela n’implique pas du tout que Nietzsche réinjecte du sens et une finalité : « Et savez-vous bien ce qu’est le monde pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre dans un miroir? Un monstre de forces ; une mer de forces en tempête et un flux perpétuel, éternellement en train de changer , un flux et un reflux de ses formes. Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même. Voilà mon « au-delà du bien et du mal », sans but ... »