« Pour qu’une observation puisse être qualifiée de scientifique, il faut qu’elle soit susceptible d’être faite et répétée dans des circonstances qui comportent une définition exacte, de manière qu’à chaque répétition des mêmes circonstances on puisse toujours constater l’identité des résultats, au moins entre les limites de l’erreur qui affecte inévitablement nos déterminations empiriques. Il faut en outre que, dans les circonstances définies, et entre les limites d’erreurs qui viennent d’être indiquées, les résultats soient indépendants de la constitution de l’observateur : ou que, s’il y a des exceptions, elles tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifestement tel individu impropre à tel genre d’observation, sans ébranler notre confiance dans la constance et dans la vérité intrinsèque du fait observé. Mais rien de semblable ne se rencontre dans les conditions de l’observation intérieure sur laquelle on voudrait fonder une psychologie scientifique ; d’une part, il s’agit de phénomènes fugaces, insaisissables dans leurs perpétuelles métamorphoses et dans leurs modifications continues ; d’autre part, ces phénomènes sont essentiellement variables avec les individus en qui se confondent le rôle d’observateur et celui de sujet d’observation ; ils changent, souvent du tout au tout, par suite des variétés de constitution qui ont le plus de mobilité et d’inconsistance, le moins de valeur caractéristique ou d’importance dans le plan général des œuvres de la nature. Que m’importent les découvertes qu’un philosophe a faites ou cru faire dans les profondeurs de sa conscience, si je ne lis pas la même chose dans la mienne ou si j’y lis tout autre chose ? Cela peut-il se comparer aux découvertes d’un astronome, d’un physicien, d’un naturaliste qui me convie à voir ce qu’il a vu, à palper ce qu’il a palpé, et qui, si je n’ai pas l’œil assez bon ou le tact assez délicat, s’adressera à tant d’autres personnes mieux douées que je ne le suis, et qui verront ou palperont si exactement la même chose, qu’il faudra bien me rendre à la vérité d’une observation dont témoignent tous ceux en qui se trouvent les qualités du témoin ? »

Antoine-Augustin CournotEssai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851)

Ce texte ne pose aucune difficulté de compréhension mais il est vrai qu’il porte sur une question d’épistémologie qui n’est pas la partie la plus aimée des élèves, quelle que soit sa section … Ceux qui ont eu la curiosité de parcourir notre site ont trouvé l’essentiel de ce qui est dans le texte de Cournot dans la série que nous avons consacré au grand scientifique de Marseille, le professeur Raoult qui, manifestement n’avait jamais lu Cournot : un génie auto-proclamé ne va tout de même pas se plier aux règles élémentaires de la méthode scientifique ! Et nous avions donné l’exemple de Semmelweis qui, lui, suit la méthode scientifique expérimentale.

La question essentielle posée ici par Cournot est la suivante : La psychologie peut-elle prétendre au titre de science?

Mais pour pouvoir répondre à la question dans ce texte, Cournot, en bon philosophe, doit prélablement passer par une autre question qui va conditionner la réponse à la première : quelles sont les conditions qui rendent possibles les sciences qui ont besoin de passer par l’expérience pour pouvoir légitimement être qualifiées de science ? Il ne s’agit donc pas dans ce texte des mathématiques mais de la physique, de la chimie, des sciences humaines. Peut-on dire que toutes ces disciplines parviennent, pour Cournot, à remplir toutes les conditions de possibilité qu’il énonce dans la première partie de son texte ?

  • Quelles sont donc ces conditions ? Elles sont pour lui au nombre de deux : qu’on puisse les répéter et qu’elles soient indépendantes de l’observateur, ce qui permet d’éliminer la subjectivité de celui qui expérimente et de poser l’universalité de la vérité scientifique. Là encore on pourra lire ce que nous écrivions sur la pratique de Raoult qui n’a jamais publié dans une revue scientifique digne de ce nom les observations répétées sur son traitement et qui utilisait sa réputation passée comme preuve de la vérité de ses affirmations. On comparera avec Semmelweis.

Et on dirait que Cournot avait pressenti l’arrivée d’un soi-disant professeur de science nommé Raoult quand il écrit : «s’il y a des exceptions, elles tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifestement tel individu impropre à tel genre d’observation.» Tellement persuadé d’avoir raison qu’il ne percevait plus que son traitement n’avait aucune action sur la Covid ! Inversement, ce sont des scientifiques adoptant les critères de Cournot qui ont démontré par des expériences répétées et indépendantes de leur subjectivité que les affirmations de Raoult étaient proprement délirantes et … dangereuses pour les patients.

Une autre nuance apportée par Cournot porte sur «l’erreur qui affecte inévitablement nos déterminations empiriques. »  Il veut dire par là que nos instruments ne permettent pas toujours d’obtenir des mesures totalement identiques. Ajoutons que parfois certains scientifiques sont capables « d’améliorer » les données recueillies pour mieux prouver ce qu’ils avancent : on sait que Mendel, tout moine qu’il était, a « magouillé » quelque peu les résultats obtenus dans ses cultures sur les petits pois pour mieux assurer ses thèses !!! Mais cela, sans nier la validité des critères de validation de la science, montre deux obstacles : la limite de nos instruments de mesure et la difficulté pour le savant de pas succomber à ses désirs d’obtention de la vérité, à sa subjectivité.

  • Qu’en est-il des disciplines comme la psychologie ? Pour Cournot elles ne remplissent pas pour deux raisons, les conditions qui rendent possible la science telle qu’il l’a définie :
  • 1° elles sont aux prises d’une très grande variabilité et mobilité des phénomènes qu’elles observent
  • 2° elles ne peuvent pas se détacher de la subjectivité de celui qui la met en place, ce qui rend impossible l’accès à l’universalité de ses propositions. Les affirmations scientifiques de Galilée ou de Pascal sont indépendantes de leur subjectivité. Il n’en est pas de même dans la psychanalyse et la forte empreinte de la subjectivité propre à Freud.

En conclusion on voit que Cournot dénie à la psychologie et en fait, plus généralement aux sciences humaines, le qualificatif de science. Cependant on peut remettre en question ce que Cournot affirme à propos de la psychologie : il présuppose que celui qui voudrait faire de la psychologie, ne pourrait le faire qu’en se prenant lui-même comme objet d’étude (l’introspection), ce qui le condamnerait à la fois au subjectivisme (il ne connaîtrait que son propre soi) et au relativisme. En réalité, ce qu’il étudie ce n’est pas lui mais l’autre qui se manifeste à l’extérieur comme ob-jet de son regard. Certes, il est plus porté que le physicien à projeter sa propre psychologie sur l’autre qu’il étudie mais cela ne constitue pas un destin. L’introspection n’est pas la seule voie suivie par la psychologie scientifique et on peut même dire aujourd’hui qu’elle n’y recourt plus du tout.

On pourrait nuancer encore plus les affirmations de Cournot à propos de la sociologie qui, dans certains domaines, est capable de dépasser et la limite de la subjectivité et celle de l’identité des observations. Les études de Durkheim sur le suicide et ses déterminations sont objectives et universelles quant aux données de son époque. Certes, on dira qu’aujourd’hui les déterminants du suicide ne sont plus identiques à ceux que Durkheim affirmait mais ce qu’il disait de son époque reste scientifiquement vrai. Il en est de même dans les sciences au sens de Cournot : la relativité d’Einstein a dépassé la physique de Newton mais cette dernière reste vraie quant aux objets qu’elle étudiait. Et n’oublions pas qu’au cours du temps, ce sont des raisons extérieures aux pratiques scientifiques elles-mêmes qui ont dénié à certaines propositions la qualité de science : pour Galilée, ce sont des raisons théologiques et aujourd’hui ce sont des raisons politiques et idéologiques qui dénient à la sociologie qui étudie le colonialisme le qualificatif de science.