(ce qui précède est ici)

La science ne se déploie pas dans un espace purement rationnel

Nous avons vu que Semmelweis était parvenu à comprendre et à trouver les moyens de juguler l’épidémie de fièvre puerpérale qui touchait les femmes du service dans lequel les médecins et les étudiants provoquaient leur maladie en pratiquant des examens sans un lavage des mains approfondi. Sa façon de faire est une parfaite illustration de la mise en œuvre de la méthode expérimentale. La démonstration qu’il apporte étant parfaitement rationnelle, on devrait s’attendre à ce que les médecins acceptent les conclusions de Semmelweis et se plient désormais à un lavage des mains avant tout examen. Et pourtant ce ne fut pas du tout le cas car toute assertion scientifique se heurte à deux types d’obstacles qui peuvent d’ailleurs se mélanger :

  • Il y a des objections faites par d’autres scientifiques qui ne sont pas convaincus par la démonstration apportée et qui contestent, par d’autres affirmations de nature scientifique, la validité de la nouvelle thèse. Ainsi lorsque Galilée affirme que grâce à sa lunette, il perçoit des montagnes et des vallées sur la lune, on lui objecte que ce qu’il voit, est en fait un artefact produit pas l’instrument qu’il emploie. C’est d’ailleurs, la même objection d’un artefact de nature technique que Penzias et Wilson se font en 1965 lorsqu’ils captent un rayonnement d’une longueur d’onde de 7 cm qui correspondait à des photons de très faible énergie dont la tempé­rature est de 3 Kelvin. Leur but initial étant d’améliorer la communication avec les satel­lites en orbite terrestre, ils étudiaient, à l’aide d’un radiotélescope, le rayonne­ment d’une galaxie. Pour eux, ce qu’ils enregistrent est un bruit qui gêne leur travail et ils vont même jusqu’à soupçonner et sacrifier un couple de pigeons qui niche non loin de leurs instruments et qui fausserait leurs résultats. Mais, comme pour Galilée, les instruments ne sont pas en cause et ce bruit est, en fait, le rayonnement fossile universel, consti­tué d’une population de quatre cents photons par centimètre cube, qui date de la naissance de l’univers : la théorie du big-bang est désormais mise en place, ce qui ne veut pas dire que les critiques scientifiques disparaissent : ainsi le cosmologiste Fred Hoyle qui n’acceptait pas l’idée d’une évolution de l’univers a créé, par dérision, l’expression de Big-Bang ! Cependant, la question de la scientificité des objections faites à une théorie ou affirmation scientifique, est souvent problématique : une objection peut se présenter comme de nature scientifique alors qu’elle ne l’est pas ! C’est ainsi que l’étude publiée par le Lancet, la revue scientifique de référence (!), affirmant que le traitement par hydroxychloroquine ou chloroquine n’est pas efficace contre la Covid-19 et qu’il augmente même le risque de décès et d’arythmie cardiaque, n’obéit pas aux règles élémentaires d’une  démonstration scientifique !

 

  • Il y a des objections qui sont, en quelque sorte, extérieures à la science mais qui sont de nature psychologique (exemple : personnalité narcissique), sociologique (exemple : science bourgeoise contre science prolétarienne comme dans l’affaire Lyssenko), économique, politique, idéologique, éthique, religieuse et métaphysique comme dans l’affaire Galilée. Le cas du Professeur Raoult est particulièrement intéressant car il cumule pratiquement toutes ces causes externes qu’il utilise pour que l’on soit amené à penser qu’il a raison scientifiquement! Condensons son discours qui pourrait être le suivant : « je suis le meilleur scientifique qui soit (voir mes découvertes sur les virus et le nombre d’articles que j’ai publiés) ; mes travaux sont ancrés dans le territoire de Marseille et je suis méprisé par le système des « savants » parisiens qui me haïssent et sont dans l’erreur : je quitte le comité scientifique car « le consensus, c’est Pétain » ;  mes travaux et mon institut sont dus à des investissements politiques locaux qui me rendent indépendants des autres ; mon traitement doit, pour des raisons éthiques et morales, être appliqué à tous, sans exception, sans mettre en place un échantillon de patients témoins qui ne recevraient pas mon traitement et qui pourraient en  perdre la vie : la démonstration scientifique cède devant l’urgence et l’exigence morale de sauver des vies pour des raisons éthiques et métaphysiques ». Bref, toutes ces raisons externes à la science servent de passeport à ce « Professeur » pour se dispenser de se soumettre à une démonstration scientifique de la validité du traitement qu’il promeut.

Une vérité scientifiquement établie ne s’impose pas toujours d’emblée : retour à Semmelweis ... et au professeur Raoult!

 

 

On pourrait croire que la démonstration faite pas Semmelweis allait convaincre les médecins de son époque. Il n’en fut rien. Déjà il refuse de faire une communication sur ses travaux aux cercles savants de Vienne et c’est un de ses confrères qui se charge de ce travail. Mais surtout il s’attire les critiques de ses collègues qui voient dans ses observations une remise en question fondamentale de leur façon d’agir avec les patients dont la mort leur serait imputable. A cette raison de nature psychologique vient s’ajouter un argument, plus « scientifique », répandu à l’époque et qui porte le nom de dyscrasie : les décès de femmes seraient dus à un dérèglement des quatre humeurs fondamentales (selon cette théorie, le corps est constitué des quatre éléments fondamentaux, air, feu, eau et terre possédant quatre qualités : chaud ou froid, sec ou humide).

Ce n’est qu’en 1861 qu’il publie ses découvertes dans un livre de plus de 500 pages dans lequel aux démonstrations de nature scientifique s’ajoutent des critiques virulentes adressées à son milieu professionnel. Et lors d’un congrès de gynécologues et d’obstétriciens, il invective ses adversaires ! Où l’on voit que la psychologie joue un certain rôle dans l’acceptation ou le rejet d’une proposition scientifique qui finira par s’imposer avec le temps ! Le caractère emporté du médecin, qui n’hésite pas à qualifier ses confrères d' »assassins », n’arrange pas les choses. Son « grand défaut » est « d’être brutal en tout, et surtout pour lui-même », reconnaît l’écrivain français Louis-Ferdinand Céline, qui lui consacre une thèse de médecine en 1924.

Retour au professeur Raoult.

Certains pensent déjà que le professeur Raoult est la réincarnation de Semmelweis. Il est vrai que son comportement envers les journalistes, ses confrères, sont de nature polémique. Mais la différence entre les deux est incommensurable : Semmelweis se bat pour une vérité scientifique établie, démontrée, alors que le professeur Raoult se bat uniquement pour une intuition personnelle, en rejetant les canons de la démonstration scientifique : « Mais, avec le Covid-19, c’est complètement idiot de vouloir des essais cliniques « randomisés ». L’épidémie sera terminée qu’on n’aura toujours pas les résultats». A cela s’ajoute une bouillie qui se veut philosophique, singeant la conception hégélienne de la raison selon laquelle les grands hommes (dont bien entendu il fait partie) accomplissent sans le savoir un moment de l’Esprit absolu : « Je suis d’accord avec l’idée du héros de Hegel. Je pense qu’à des moments il y a quelqu’un qui représente la nécessité de la raison pour changer les choses ». Il discrédite la science par son comportement égocentrique et narcissique. Le désir d’avoir raison sans la raison le fait sortir de la science et de ce qu’il ose nommer après Hegel « la nécessité de la raison » alors qu’il est dans la nécessité de la déraison !

Les leçons paradoxales de cette épidémie quant aux sciences.

 

Le désir de savoir qui anime les sciences a produit des effets paradoxaux et contradictoires :

  • d’un côté, elle a montré que le désir de savoir pouvait être perverti par des individus ou des groupes qui, pour des mobiles variés (ego surdimensionné comme le professeur Raoult qui se croit dispensé de suivre les règles élémentaires des démonstrations scientifiques, intérêt de certains laboratoires pharmaceutiques comme dans la publication désormais retirée du Lancet etc.), discréditent la science
  • d’un autre côté, ce désir de savoir a réalisé l’essence de la science qui est d’être un savoir universel non seulement en droit (en principe) mais aussi en fait (il y a eu une communication universelle des travaux scientifiques).

Cela nous donne l’occasion de rappeler les conditions de possibilité de la science. Gilles-Gaston Granger (ancien professeur au Collège de France) en énonce trois que l’on retrouve dans toutes les sciences:

  • la volonté de mettre en place une représentation d’une réalité exprimée de façon conceptuelle (en cela, la science se distingue de l’imagination, même si elle peut faire appel à elle dans son instauration)
  • la volonté de viser des objets en vue de décrire et d’expliquer et non directement d’agir
  • le souci constant de critères de validation. Un savoir ne peut être scientifique que s’il est assorti d’indications sur la manière dont il a été obtenu de telle sorte qu’il puisse être reproduit. Ainsi, le savoir scientifique est exposé au contrôle d’autrui.

Pour en revenir à ce pauvre professeur Raoult, on trouve chez lui la violation de deux conditions essentielles et constitutives de la science : sous le prétexte éthique de soigner des malades (« éthique de traitement » qui se substituerait à « une éthique de la recherche« ) , il a décidé d’agir en pratiquant son traitement ; et il ne s’est en rien soucié de trouver des critères de validation de son intuition : insulter et mépriser les autres scientifiques qui lui posaient des questions a été la seule réponse venant d’un ego dilaté.

Tout le problème des sciences aujourd’hui, c’est qu’elles sont poussées par des déterminismes économiques, politiques de plus en plus puissants, à se tourner vers l’action, la transformation du monde mais contraintes à n’avoir qu’une finalité pragmatique, à ne chercher que de l’utile sous forme d’applications : elles risquent de perdre leur essence.