(ce qui précède est ici)

 

Cogito du joueur : Merleau-Ponty expliqué par le sport …

Une pensée incarnée.

Si le joueur « fait corps » avec l’ensemble du terrain sur lequel il agit, «s’il sent … immédiatement» la position de son corps dans l’espace ainsi que celles des autres joueurs présents dans son champ perceptif, quelle est donc la nature de son cogito, de son «je pense » ? Lorsque Descartes énonce son cogito, son « je pense, je suis », son doute méthodique lui a permis de douter de l’existence de son corps de telle sorte qu’il n’est alors certain que de l’existence de son esprit qui pense. Mais alors, comment comprendre l’expression de Thierry Henry quand il déclare : « Quand je  regarde Mbappé dribbler, il pense.» Il serait profondément paradoxal d’attribuer à un footballeur, dont on ne perçoit que les mouvements du corps, les caractéristiques d’un pur esprit sans corps !

Quelle est donc la nature du cogito (du je pense), de tout joueur comme Mbappé ou Messi? Est-il de même nature que le cogito cartésien, fruit d’une abstraction intellectuelle qui permet un jugement ? Il s’agit en fait d’un autre cogito qui est celui d’une conscience incarnée ; la perception et l’action sont une pensée charnelle, ce qui signifie que le sens (ensemble du comportement adapté à la situation de dribble) provient originairement du corps (des sens). Il ne s’agit donc pas comme chez Descartes de se représenter un sujet doté d’une raison qui reçoit passivement des sensations et qui juge de leur sens. Pour Descartes, on l’a vu, quand je vois de ma fenêtre passer des chapeaux et des manteaux qui pourraient être des automates, je dois faire un effort de jugement pour dire que je perçois des hommes : « percevoir, c’est juger ».

Or ce que montre Merleau-Ponty, c’est que la perception n’est pas « une opération de connaissance » : «La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien ». La pensée du joueur est une pensée sensible, incarnée dans laquelle esprit et corps forment un tout indissociable ; le plaisir, on devrait dire la joie, de voir les mouvements de joueurs comme Mbappé, Neimar, Messi, ne provient pas seulement de la fluidité de leur déplacement comparée à celle de tout un chacun, mais du fait que nous saisissons l’unité intrinsèque corps-esprit, celle d’une intelligence incarnée et d’une incarnation de l’intelligence.

Mais cette pensée incarnée qui est compréhension immédiate des intentions d’autrui n’est pas propre aux joueurs exceptionnels. Tout joueur pense, au sens que nous venons de dire car, pour lui, «tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait son corps ou comme si ses intentions habitaient le sien». Cette pensée incarnée, charnelle, fait que l’ensemble des joueurs constituent un même corps, que chaque geste de l’un est ressenti et compris immédiatement par tous les autres.  Le cogito de chacun est aussi le cogito de tous ; le monde de l’un est le monde de tous : Merleau-Ponty dirait qu’ils forment une même chair. Bref, tous les joueurs pensent en jouant puisque le corps est toujours manifestation d’un esprit : il y  a enveloppement de l’un dans l’autre.

 

Les athlètes exceptionnels manifestent un invisible jamais exprimé avant eux.

Joueurs, spectateurs participent en un instant à une même chair …

                Nous venons de montrer que l’on ne pouvait pas réduire un athlète aux seules performances physiques, au corps, que nous percevons ; nous saisissons dans leur mouvement l’incarnation d’une pensée. Mais pourquoi ceux qui ne considèrent pas les manifestations sportives comme des activités absurdes, peuvent-ils être enthousiasmés par les performances de certains athlètes ? Pourquoi (pour en rester au football), n’attribue-t-on qu’à une infime minorité la manifestation d’une pensée dans leurs gestes ? Nous risquons une hypothèse qui ne pourra qu’horrifier ceux qui n’accordent aucune valeur au sport : de même qu’il y a des génies en art, posons qu’il existe aussi des génies dans le sport. Nous n’en resterons pas à l’analyse fondée de Kant définissant le génie par la capacité à faire surgir une forme sans suivre des règles préexistantes. Nous ferons ici appel à la dialectique du visible et de l’invisible telle que Merleau-Ponty l’exprime dans ses derniers écrits.  Le génie selon lui, par exemple chez Cézanne est de parvenir, par sa « germination » permanente devant la montagne Sainte-Victoire, à nous rendre visible un invisible que nous ne pouvions pas voir avant lui. Mais ne nous méprenons pas sur la nature de l’invisible dont il s’agit ici ; il ne s’agit pas d’un invisible dont nous reparlerons à propos de l’arbitrage vidéo c’est-à-dire de ce que l’arbitre, par sa position donnée sur le terrain, ne pouvait pas voir mais qu’il aurait pu voir d’une autre position : cet invisible n’est pas un élément matériel, physique inaperçu jusqu’alors. Il s’agit d’un sens invisible par nature (pour Cézanne celui de la Sainte-Victoire) mais saisissable, visible désormais dans ses toiles mais que seul le génie est en mesure de révéler. De même, quand un footballeur soulève l’enthousiasme et l’admiration de ceux qui le regardent (un seul geste parfois suffit comme la bicyclette parfaite effectuée par Ronaldo contre la Juventus, même s’il est vrai qu’elle est le fruit d’un dur labeur et non l’apparition d’une totale improvisation comme on le voit plus souvent chez Messi), la pensée incarnée dont il fait preuve n’est autre que ce qui permet de rendre visible un sens du geste qui était jusqu’alors resté invisible : « le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible« . Ce qui fait le génie de Bolt, ce ne sont ni ses records ni sa gestuelle avant et après ses courses, c’est une façon inédite d’occuper et de fendre l’espace. Nous allons tenter de montrer la même idée dans les chorégraphies des patineurs artistiques Gabriella Papadakis et Guillaume Cizeron sur une musique de Beethoven.

 

(à suivre)