Commentaire du texte de Descartes : lettre du 23 Novembre 1646.

« Il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous qui ne laissent pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions; à savoir ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelques friandises lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses que l’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent pas comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent… Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges.  »

Conseils pour le commentaire de texte.

On peut, pour l’explication de textes, adopter deux manières possibles : ou bien on mêle commentaire et discussion ou bien on sépare nettement le commentaire et la discussion de la thèse essentielle de l’auteur. Il est exclu de faire un commentaire qui suive le texte phrase par phrase. De plus, cela évite de faire une simple paraphrase du type : dans la première phrase, l’auteur nous dit que… ; dans la deuxième, il nous dit que… Il s’agit là du défaut symétrique à celui qui existe dans la dissertation et qui consiste à partir d’un auteur ou d’une doctrine au lieu de partir de sa propre thèse. Ce défaut entraîne la perte de la moyenne automatiquement et pour les classes scientifiques une note très proche de zéro. L’épreuve de l’explication de texte est donc particulièrement dangereuse et périlleuse car les « mauvais » élèves ou ceux qui se considèrent comme tels se disent : « je mettrai toujours quelque chose ». Mais il faut savoir que malheureusement pour eux, le correcteur mettra toujours quelque chose non équivalent au quelque chose de l’élève.

Quelles sont donc les conditions favorables qui rendent possible pour un élève l’explication de texte ?

Etre certain de bien avoir trouvé l’idée essentielle du texte. Contrairement aux apparences qui sont souvent trompeuses comme on le sait, il ne suffit pas de voir que le texte porte sur une notion qu’on a vue en classe pour que cela suffise, car il est nécessaire de parler, de commenter, de discuter le thème es¬sentiel du texte et non pas la notion qui se rapporte au programme. Si l’on prend ce texte, il est certain qu’il porte sur le langage, mais il ne suffirait pas, comme certains élèves l’ont fait, de parler en général sur le langage : ici Descartes pose une question bien précise liée au langage. C’est uniquement d’elle dont il faudra parler et sur laquelle, il faudra faire porter la discussion : comment l’auteur la démontre t elle ? Qu’est ce qui lui permet de l’affirmer ? Peut on accepter sa thèse ? Quand on a lu attentivement le texte de Descartes, on constate d’ail¬leurs que le thème du texte n’est pas le langage mais que celui ci est invoqué comme argument d’une thèse différente.

Il faut connaître le cours et savoir des choses précises. Il ne faut pas croire qu’il suffira de faire des allusions. Cela correspond dans la dissertation à la problématique qui nécessite de voir à quelle grande question spécifiquement philosophique, le sujet renvoie. Par exemple, le sujet sur la mode ne peut pas être traité d’une façon valable si on ne voit pas qu’il y a derrière le domaine sociologique, psychologique et historique, toute la question du paraître, des apparences et de l’être qui naît avec la philosophie même c’est à dire avec Platon.

Lecture préparatoire au commentaire du texte.

Première phrase : Ce qui différencie notre corps d’une machine, c’est la parole ou plus généralement l’usage de signes utilisés « à propos » et en dehors des passions ; seuls leur usage montrent qu’un homme est doué de pensée.

Deuxième phrase : Rapport logique avec la phrase précédente? Descartes explicite la thèse présentée dans la première phrase. Il explique pourquoi il parlait non seulement des paroles mais aussi des signes : cela permet de comprendre ce que font les sourds muets et de rejeter le conditionnement animal.

Troisième phrase « Or il est ce me semble… » Descartes peut désormais apporter sa conclusion de ce qui précède à savoir que l’utilisation de la parole est spécifiquement humaine.

Quatrième phrase « Car bien que… » : On voit que Descartes veut prouver sa thèse en montrant qu’il y a une différence de nature et non point de degré entre l’homme et l’animal contraire¬ment à ce qu’affirme Montaigne. L’homme se singularise par sa faculté d’inventer des signes pour exprimer sa pensée.

Cinquième phrase Descartes apporte un argument supplémentaire à sa thèse : les animaux possèdent physiologiquement la faculté de parler comme nous et pourtant elles ne le font pas.

Sixième et septième phrase « Je sais bien… ». Descartes ré¬pond à une objection qui n’est pas formulée dans le texte et que l’on pourrait exprimer ainsi : « Mais les animaux sont ils vrai¬ment d’une nature inférieure à celle des hommes car on trouve chez eux des comportements qui sont prodigieusement habiles ?  »

Conclusion de la lecture préparatoire du texte.

On peut désormais dire quelle est l’idée essentielle, la thèse fondamentale que Descartes expose dans ce texte : seul l’homme pense; ce qui le prouve est l’existence de la parole indépendante des passions (ce qui exclut les conditionnements) et dite à propos (ce qui inclut la compréhension de ce qui est dit et non pas la simple émission de paroles par les perroquets) ainsi que l’usage de signes substitutifs à la parole dans le cas des muets. L’animal ne parle pas car il ne pense pas et la preuve en est donnée par le fait qu’il agit par instincts, mécaniquement. On remarquera que l’idée essentielle n’est pas dans la première ni dans la dernière mais au milieu du texte. L’élève qui ferait une explication phrase par phrase n’a pas de colonne vertébrale, de problématique qui lui permette d’éviter la paraphrase. Alors que notre première lecture nous a fourni la grille de lecture et les thèmes essentiels. En réfléchissant un peu plus, nous trouvons que l’idée essentielle de ce texte est la suivante : qu’est-ce que l’homme?, question qui est la question philosophique par excellence selon Kant.
Nous pouvons à partir de là penser aux éléments que nous pouvons discuter soit en faisant l’explication, soit après l’explication. Mais, attention, il ne faut pas en philosophie choisir de façon irrationnelle le thème qui nous fait plaisir ou inspire notre imagination, il faut nécessairement discuter la ou les thèses fondamentales du texte. En quoi le langage est il l’expression d’une pensée ? N’y a t il pas un langage animal ? Où se situe la différence entre l’homme et l’animal ? Y a t il une différence de nature entre les deux ? L’homme n’échappe t il pas par sa pensée à la nature et à l’animalité ? Y a t il des instincts chez l’homme ? La recherche biologique contemporaine donne-t-elle raison à Descartes ? Ce texte permet indirectement de comprendre quelle est la conception du vivant que se fait Descartes : mécanisme qui s’oppose au vitalisme. Le commentaire possible est donc très riche et fait appel à de nombreuses notions du programme : pensée, langage, nature culture, biologie (vitalisme, mécanisme, finalisme), anthropologie.

Introduction.

Un débat ancien est en train de revenir dans l’actualité avec, notamment, l’apparition de mouvements écologistes fondamentalistes. Il porte sur la question de savoir s’il existe une différence de nature ou simplement de degré entre les animaux et les hommes. Pour les uns, il existe une intelligence animale qui se manifeste par différentes performances dont l’homme est souvent incapable et par l’existence d’un véritable langage. Tandis que pour d’autres, il ne s’agit là que de l’expression de la nature, d’un codage génétique qui ne fait appel à aucune intelligence particulière? N’est ce pas la question que soulève Descartes dans ce texte ?

Commentaire proprement dit : option choisie : commentaire et discussion intégrés.

Dans ce texte Descartes est à la recherche de l’essence de l’homme, de son caractère spécifique. Sa réponse consiste dans l’affirmation que l’homme est le seul être vivant doué de pensée, il est le seul être pensant. Par conséquent, il existe une différence de nature et non de degré entre les hommes et le reste des éléments naturels comme les animaux ou artificiels comme les machines. Mais pourquoi, Descartes prend-il la peine de faire une telle affirmation et une telle démonstration? Car à de nombreuses époques, que l’on songe aux cyniques qui s’appellent des chiens, les philosophes, mais aussi l’homme du commun, s’interrogent sur leur proximité ou leur différence d’avec les animaux. Cette question engage donc toute une anthropologie et toute une philosophie dans la mesure où la réponse que nous donnons à cette question pose en même temps une image de l’homme, un être de l’homme à l’intérieur du monde des vivants.
La question initiale de Descartes est radicale et proprement philosophique dans la mesure où il cherche le critère qui permet de différencier un homme de tout autre objet ou être naturel ou artificiel ? Quand est on en présence d’un homme? Qu’est ce qui peut nous assurer que nous rencontrons bien un autre être humain et non pas un pseudo être humain et qu’est ce qui permet à un autre être humain de me reconnaître en tant qu’être humain ? Cela nous oblige à réfléchir à une question que nous ne nous posons pas dans la vie commune tant la réponse à une telle question semble évidente. Et pourtant, elle nous oblige à penser la singularité, l’essence de l’homme. La réponse première consiste à dire que c’est le corps et ses mouvements divers que je perçois immédiatement qui permettent de me faire reconnaître et de reconnaître certains êtres comme des hommes.
Mais le philosophe se méfie des évidences premières, de celles de l’opinion commune. Car puis-je être certain des données immédiates et premières de mes sens et par la même de ce que je perçois du corps d’autrui? La croyance immédiate de l’opinion commune consiste dans l’affirmation selon laquelle il est plus facile de connaître le corps que l’âme. Or l’analyse de la perception d’un morceau de cire, que nous continuons toujours à nommer de la cire après que toutes ses qualités sensibles ont changé en l’approchant du feu, montre que ce ne sont pas celles ci qui me font connaître les corps, car elles ont changé ; ce ne peut être que notre entendement. Percevoir est une inspection de l’esprit. Mais ce qui est vrai de la perception des objets peut être étendu selon Descartes à la perception d’autrui. Car si je regarde par hasard par la fenêtre « des hommes qui passent dans la rue (…) je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. » (Deuxième méditation). On en arrive à une situation étonnante pour l’homme du commun qui fait confiance d’emblée aux apparences et à ce qu’il voit : rien ne me démontre et ne m’assure que les corps que je perçois sont bien ceux d’un être humain. Cela pourrait bien être le produit d’un mécanisme, d’une ruse : le mot machine mérite bien ici son nom car il vient d’un mot grec qui signifie ruse. Cette remarque est encore plus vraie aujourd’hui que du temps de Descartes dans la mesure où la science est capable de mettre au point des machines qui simulent de mieux en mieux le comportement et le raisonnement des hommes: c’est le domaine de l’intelligence artificielle ou plus généralement des nouvelles sciences que l’on nomme cognitives qui synthétisent les données de la linguistique, de la psychologie dans le domaine de l’apprentissage et de l’intelligence, les découvertes biologiques dans les neurosciences, les avancées de l’informatique et notamment le domaine particulier de l’intelligence artificielle. La question de Descartes est aujourd’hui posée par la science : qu’est ce qui différencie fondamentalement une machine d’un être humain ?
Or le corps et sa perception ne suffisent pas pour dire que je suis en présence d’un autre être humain dans la mesure où selon Descartes, le corps pris en lui même n’est qu’une machine. Certes, nous pouvons retirer de cette phrase l’idée que l’homme est à la fois constitué d’un corps et d’une âme mais, selon Descartes, le corps n’est pas, par lui même, une réalité proprement, spécifiquement humaine puisqu’il pourrait être comparé à « une machine qui se remue de soi même », comprenons à un automate : Descartes a une conception mécaniste du corps. Celle ci consiste dans l’affirmation que le vivant n’a rien de profondément différent dans son fonctionnement d’une machine dont on peut expliquer la disposition, l’enchaînement des pièces et le fonctionnement ; il n’échappe pas aux lois de la matière donc à celles de la physique : il n’est que de l’étendue. Ainsi Descartes affirme au XVIIème siècle que l’on peut rendre compte du vivant en termes purement matériels que l’on nommera physico-chimiques : le corps est ainsi considéré par lui, à la façon de tout corps physique, comme une pure extériorité réduite à l’étendue et au mouvement.
On sait que, selon lui, l’homme est constitué de deux substances de nature différente et distincte, une substance pensante, l’âme, et une substance matérielle, le corps. Cette distinction de nature fait que le corps possède en lui même le principe de son mouvement et de sa conservation; il n’est plus nécessaire de supposer une âme qui dirige et informe le corps car celle ci n’a plus de fonction sensitive, végétative, locomotive mais n’est plus que raisonnable, que pure pensée séparée du corps. Le corps est semblable à une machine, une substance étendue, matérielle, comparable à un automate fonctionnant d’une façon purement mécanique. Descartes conçoit le corps en physicien, en mécanicien : « le corps n’est que mécanisme matériel », « il n’est qu’une statue ou machine de terre ». Dans « Les passions de l’âme » (article 6), il compare le corps de l’homme vivant à une horloge ou à un automate (machine qui a pour propriété de se mouvoir de soi même) qui possèdent « en soi le principe corporel des mouvements pour lesquels ils sont institués ». Cependant, Descartes ne dit pas que le corps est une machine mais qu’il est comme une machine ce qui signifie qu’il n’attribue pas de valeur ontologique à sa comparaison qui n’est qu’un modèle permettant une étude objective. Cette conception du corps comme élément purement matériel et mécanique ouvre donc la possibilité d’une connaissance scientifique de celui ci car elle permet de séparer l’expérience que nous avons de notre propre corps (corps vécu) et qui n’est pas objective, et la connaissance d’un corps considéré de l’extérieur par l’esprit comme une machine. Mais elle présente le paradoxe d’appliquer au vivant des méthodes mises en place pour la physique ce que n’acceptent pas certains, comme les vitalistes. Le deuxième paradoxe consiste dans le fait que Descartes qui est un philosophe idéaliste qui accorde la priorité à la pensée par exemple dans le cogito au détriment du corps, se révèle matérialiste dans la conception qu’il se fait du corps. Ceci n’est possible que par le dualisme dont nous avons parlé. Enfin, ce matérialisme concernant le corps permet de comprendre pourquoi il peut écrire dans ce texte que la simple observation du corps ne permet pas de comprendre et de savoir que l’on est en présence d’un être humain. Ce n’est pas dans le corps que nous pouvons trouver l’essence de l’homme.
On peut également conclure de ce que nous venons de lire que chez Descartes, la distinction entre les êtres de la nature ne passe pas entre, d’une part, ceux qui sont inanimés et, d’autre part, ceux qui sont vivants. Car les vivants n’échappent pas aux simples caractéristiques de l’étendue.

Quelle est l’essence de l’homme?

Il faudra que je juge que ce sont bien des hommes que je perçois mais la simple perception de leur corps ne suffit pas. Mais qu’est ce qui prouve que ce corps que je perçois n’est pas une machine et qu’il y a bien derrière une âme « logée » en lui ? Descartes répond : c’est la parole, le langage et l’utilisation de signes qui montrent qu’un homme est doué de pensée. Mais il ajoute deux caractéristiques importantes ou plutôt deux critères essentiels qui permettent de dire que la parole ou d’autres signes sont bien l’expression d’une pensée.
Tout d’abord il faut qu’ils soient « faits à propos des sujets qui se présentent ». Il faut comprendre ici qu’il ne suffit pas que des sons soient émis d’une façon quelconque et dans n’importe quelle situation, mais il faut qu’ils soient adaptés à la situation donnée ; il faut qu’ils donnent un sens, qu’ils fassent sens d’une façon pertinente. On peut concevoir une machine parlante ou un animal comme un perroquet qui profèrent des paroles dans certaines circonstances, mais ce qui montre que l’on à affaire à une machine ou un animal vient du fait qu’ils émettent toujours les mêmes « paroles » totalement inadaptées à la situation et aux questions posées par l’homme. Ce qui reste vrai aujourd’hui pour l’animal pose encore question dans le domaine de l’intelligence artificielle dans lequel on constate que l’on a beaucoup de difficultés à mettre en place des programmes informatiques capables de « formaliser » et, par la même, de simuler, les connaissances et les comportements que nous employons dans la vie habituelle pour nous comporter d’une manière sensée. Il est plus facile de faire simuler par une machine moderne un raisonnement logique coupé de toute relation complexe avec le monde. On doit donc conclure que, même en présence des machines et programmes contemporains, on peut s’apercevoir que l’on a affaire à une machine en raison de certaines réponses inadaptées voire insensées, dénuées de sens (voir le test de Turing, fondateur de l’informatique).
Ensuite, il faut que les signes ou paroles ne se rapportent à « aucune passion », ce qui signifie que ce n’est pas l’affectivité, l’émotivité qui doivent être la cause de l’expression. Il faut que celui qui s’exprime soit capable de s’abstraire, de se détacher du simple déterminisme produit par une émotion. Car pour Descartes, la passion est l’expression des déterminismes corporels et proférer des sons en fonction de l’action corporelle, ce serait demeurer dans le domaine de la simple matière. Or ce détachement, cette abstraction, ne sont possibles que parce que l’homme possède la pensée c’est à dire la faculté de penser sans corps, de faire comme si le corps n’était pas là ou tout au moins n’avait aucune action sur la véritable pensée. Nous retrouvons ici le dualisme cartésien que nous avons exposé qui fait qu’en droit le corps et l’âme sont séparés; seul l’homme est capable de penser sans faire appel, sans être déterminé par les mécanismes de son corps. Dans le cogito, l’homme est certain de penser alors qu’il ne sait pas si son corps existe. Ce n’est pas le corps qui détermine la parole mais la pensée qui détermine le corps à parler, ce que Descartes démontre à la fin de son texte quand il montre que les animaux possèdent physiologiquement la faculté de parler comme nous et pourtant ils ne le font pas. On pourrait exprimer la même idée en disant qu’il n’existe pas chez l’homme d’organes qui soient spécifiquement destinés à la parole et qu’il ne fait que détourner de leur première fonction, des organes pour parler. Si les animaux ne produisent pas un tel détournement, c’est qu’ils n’en sont pas capables pour d’autres raisons que biologiques ou physiologiques, mais tout simplement pour des raisons intellectuelles à savoir l’absence en eux de pensée.
On peut donc conclure de tout cela que ce qui différencie l’homme de l’animal et d’une machine réside dans la faculté qu’il a de penser c’est à dire d’émettre des paroles et des signes de façon adéquate et indépendante des déterminismes de son corps.
Mais Descartes est amené à expliciter sa thèse en dépassant le simple exemple du langage et de la parole au profit de la notion de signe qui est plus large que celui-ci. Car il peut y avoir signe sans langage mais il ne peut y avoir du langage sans signe. Cette idée a été développée par le fondateur de la linguistique scientifique à savoir, Ferdinand de Saussure, quand il envisageait dans son Cours de linguistique générale(Payot) la mise en place d’une nouvelle science appelée la sémiologie (du grec semeion qui veut dire signe) qui aurait pour objet « d’étudier la vie des signes au sein de la vie sociale » (P.33). Car il existe des systèmes de signes exprimant des idées dans les formes de politesse, les signaux militaires etc. Cette science a été développée depuis notamment par Roland Barthes. Les sourds-muets dont parle Descartes, sont capables d’inventer des signes qui permettent de se substituer à la parole par des gestes comme c’est le cas aujourd’hui dans l' »American Sign language » ou Ameslan. Dans ce système de communication, un mot est représenté par un geste et chaque geste peut, à son tour, être décomposé en quelques signes unités. Ce passage à un niveau d’analyse plus large que ce¬lui de la parole permet de réintégrer dans l’essence de l’homme, les êtres humains privés de l’expression de la parole. Mais les animaux ne peuvent ils pas disposer de signes de la même façon que l’homme ? Bref, n’y a t il pas un langage animal ? En effet ne constate t on pas que les abeilles sont capables par leurs dan¬ses de communiquer à leur congénère la présence, la situation d’un butin ? Ne s’agit il pas là d’un véritable langage de signes semblable à celui de l’homme ? Ce serait confondre signe et signal.

Qu’est ce qu’un signal?

On pourrait répondre à cette question que le signal ne s’adresse qu’aux sens alors que les signes et les symboles s’adressent à la pensée. C’est pourquoi le linguiste Benveniste en donne la définition suivante : « Un signal est un fait physique relié à un autre fait physique par un rapport naturel ou conventionnel« . Il en est ainsi du rapport feu fumée mais aussi du rapport feu rouge arrêt. Dans le premier cas il s’agit d’un signal naturel alors que dans le second cas le rapport est conventionnel. L’animal est capable d’accéder aux deux types de signaux. La communication entre les abeilles qui leur permet d’indiquer l’existence, la situation et la distance du butin ne sont qu’un ensemble de signaux strictement déterminés par le code génétique. Mais les animaux peuvent pour la plupart apprendre un certain nombre de signaux conventionnels que l’on nommera à la suite des travaux de Pavlov : réflexes conditionnés. On voit que Descartes dans ce texte, en parlant de la parole de la pie, exprime une idée très proche de celle qu’exposera Pavlov beaucoup plus tard. Il suffit d’associer tel stimulus artificiel (sonnerie) à tel stimulus naturel inconditionnel (salivation à la vue de la nourriture) pour provoquer un réflexe conditionné. L’homme commence son existence à ne réagissant qu’à de simples signaux : ses cris sont la traduction immédiate d’un état de tension ou de déplaisir. Mais, une fois adulte, il peut, dans certaines situations ou institutions, être amené à réagir à de simples signaux, par exemple dans l’observation des panneaux de signalisation du code de la route ou bien encore lors du déclenchement de la sonnerie du lycée en cas d’incendie. (Qu’en est-il de la réaction des élèves percevant la sonnerie habituelle à la fin du cours ? Faut il dire que ceux-ci ne réagissent, tels les chiens de Pavlov, qu’à un signal ? Quant à ceux qui réagissent avant même la sonnerie est-ce le signe d’une intelligence anticipatrice ou d’un conditionnement?) Le signal donne naissance à un comportement aussi automatique que possible et suspend tout dialogue. Il soumet l’exécution d’une tâche à une forme donnée.
Le signal est donc essentiellement limité au domaine de l’activité qu’il sert à régler. Il est un moyen d’avertissement ou de transmission provoquant une réaction pratique. Il n’exprime pas, il déclenche une réaction. On comprend dès lors pourquoi il est aisé de le remplacer par un robot comme c’est le cas dans des travaux répétitifs notamment dans le taylorisme. Mais on note aussi qu’il peut être aliénant pour un homme de n’avoir à effectuer qu’une tâche qui consiste en l’utilisation ou en réactions à de simples signaux. Ce travail est aliénant dans la mesure où l’homme y perd son essence c’est à dire la faculté de penser, de symboliser, d’employer des signes qui est la caractéristique même de l’homme.
Mais cette analyse du signal nous permet de comprendre que l’analogie qu’établit Descartes à la fin de son texte entre l’animal et le fonctionnement de la machine présente une certaine validité.

Qu’est ce qu’un signe ou un symbole?

Le signe est un élément sensible qui renvoie à quelque chose d’autre que lui qui est d’un autre ordre. L’élément sensible est représenté par le signifiant c’est à dire l’élément matériel sonore ou graphique qui porte le sens. La réalité d’un autre ordre est le signifié, le sens. Dans le signe, il y a d’une part, l’ordre des rapports des signifiants sensibles et d’autre part, l’ordre des rapports des signifiés intelligibles. Ces deux ordres ne se laissent pas ramener l’un à l’autre : on ne peut pas ramener l’idée, le signifié, au signifiant c’est à dire à l’élément sensible, matériel. On a beau examiner en lui même le signifiant s/ö/r, on ne trouvera jamais en lui l’idée de sœur. C’est pourquoi le signe est arbitraire, conventionnel par rapport au référent et par rapport au signifié, tout au moins à l’origine. Car pour le signifié, si le rapport signifiant signifié est arbitraire pour un enfant qui apprend une langue ou pour quelqu’un qui apprend une langue qui lui est étrangère, il ne le sera plus quand tous deux connaîtront correctement celle ci.
Le passage du signal au symbole peut être montré par l’exemple de Helen Keller devenue aveugle, sourde et muette à l’âge de 19 mois. Son éducatrice, Miss Sullivan, tentait de lui apprendre le langage digital (numérique) en épelant chaque mot correspondant aux choses qu’elle manipulait. Elle obligeait Helen à épeler le nom des objets qu’elle désirait, avant de la servir à table. Dans un premier temps, Helen ne s’exécute que mécaniquement, machinalement. Elle n’accomplit ces gestes que par pur conditionnement à la façon des conditionnements animaux. Elle en reste donc au stade du signal. Mais un jour, alors qu’elle est à la pompe à eau et qu’elle remplit sa timbale, son éducatrice épelle dans sa main libre le mot « W.A.T.E.R ». « Elle laissa tomber la timbale et demeura figée. Son visage s’illumina. Elle épela « W.A.T.E.R. » à plusieurs reprises. Puis elle toucha la terre, en demanda le nom, désigna la pompe et le treillis et se retournant soudain, elle demanda mon nom. J’épelai « T.E.A.C.H.E.R » « . Dès lors elle a compris ce qu’était le langage c’est à dire un système arbitraire de signes qui n’a rien à voir avec le simple conditionnement de signaux. le seuil de l’humanité et de l’animalité se situe ici.
On voit que la fonction symbolique est la caractéristique de l’homme car elle nécessite l’instauration d’une distance à l’origine du langage, de l’art, de la religion etc., bref de toutes les caractéristiques culturelles. De ce fait, il ne vit plus dans un contact immédiat avec la réalité mais il ne perçoit celle ci qu’à travers les médiations des productions de la fonction symbolique. C’est ce que Descartes exprime fort bien dans ce texte.

Il reste une dernière question : comment rendre compte alors que l’animal parvient à faire des choses que l’homme ne parvient pas à faire lui même? Sur ce point, Descartes répond à la thèse de Montaigne exposé dans ses Essais (livre 2, Chapitre 12). Dans ce chapitre intitulé Apologie de Raimond de Sebond, Montaigne parle des animaux et de leurs capacités comparées à celle de l’homme, et loin de trouver une différence de nature entre les deux car nous participons au même monde, à la même nature. Il y a un naturalisme chez Montaigne : « Nous ne sommes ni au dessus, ni au dessous du reste : tout ce qui est sous le ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille ». Certes, il existe de différences, des degrés « mais c’est sous le visage d’une même nature ». Mais pour affirmer cela, il doit montrer que ce que les animaux parviennent à accomplir ne vient pas « d’une inclination naturelle et forcée ». C’est pourquoi, Montaigne développe l’idée selon laquelle les animaux possèdent une intelligence et une aptitude à juger : « les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos mai-sons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discrétion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? » Bien plus, les animaux, en certains domaines, nous dépassent de beaucoup. De plus, il accorde à certains la faculté de parler « car, qu’est ce autre chose que parler, cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’entr’appeler au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usa¬ge de leur voix ? Comment ne parleraient elles entre elles ? Elles parlent bien à nous, et nous à elles. » Il y a une communication entre nous et nos chiens.

Que répond Descartes à cette thèse ? Nous avons déjà vu qu’il n’acceptait pas l’existence du langage animal au nom de la notion de signes, mais ce qui pour Montaigne est l’expression d’une intelligence, d’une faculté de juger n’est que l’expression de ce que l’on nomme aujourd’hui instinct. En d’autres termes, si l’animal parvient à réaliser des choses parfois aussi parfaites, cela vient du fait qu’il est strictement déterminé par la nature à faire ce qu’il fait. Loin d’être le fruit d’un jugement, son comportement est la conséquence d’un strict codage génétique. La littérature scientifique est ainsi pleine de descriptions concernant l’adaptation extrêmement fine que peut conférer l’instinct aux animaux. On en trouvera un grand nombre dans les Souvenirs entomologiques de J.H. Fabre. Prenons l’exemple d’un hyménoptère le Cerceris (tome I des œuvres complètes p. 78 à 92) ; il faut qu’il dispose un certain nombre de pièces de gibier qui serviront à nourrir la larve qui naîtra de l’œuf pondu dans l’amas de nourriture. Mais il faut que les proies soient disposées de telle sorte qu’elles restent en bon état de conservation, c’est pour¬quoi la paralysie est le meilleur procédé possible car il laisse la victime dans un état de parfaite fraîcheur (malgré l’immobilité parfaite les proies conservent pendant deux mois une flexibilité des articulations et une fraîcheur intacte des viscères). Mais la tâche des Cerceris est extrêmement compliquée car la future victime, un coléoptère, est fort bien protégée. De plus, tous les coléoptères ne conviennent pas, car, avec les moyens dont disposent (un court aiguillon) les Cerceris ne peuvent atteindre efficacement que les coléoptères dont les centres nerveux des ganglions thoraciques sont concentrés en une même zone ; ce qui est le cas des charançons et des buprestes qui sont les seuls coléoptères auxquels ils s’attaquent. Comment ne pas invoquer ici les causes finales en constatant un agencement aussi parfait des moyens et des fins ? C’est ce que ne manque pas de faire J.H. Fabre lorsqu’il conclut son chapitre en écrivant : « La démonstration est décisive : les Cerceris ravisseurs de coléoptère se con¬forment dans leur choix, à ce que pourraient seules enseigner la physiologie la plus savante et l’anatomie la plus fine. Vainement on s’efforcerait de ne voir là que des concordances fortuites : ce n’est pas avec le hasard que s’expliquent de telles harmonies ». Descartes prend ici l’exemple des oiseaux migrateurs dont le comportement est constant au cours des années mais il révèle une interprétation totalement opposée à celle des vitalistes dans la mesure où, pour lui, il ne s’agit là que d’un simple comporte¬ment instinctif donc naturel ce qui signifie pour lui, comme on l’a vu plus haut, mécanique (les animaux agissant par instincts ne sont que des horloges. Or l’horloge ne fait que répéter sans inventer alors que le propre de l’homme c’est sa faculté d’inventer comme le font les muets privés de parole.
Cette thèse cartésienne de la créativité de la parole et du langage a été reprise de nos jours par le linguiste américain, Noam Chomsky qui montre que l’utilisation du langage ne peut pas être le résultat d’un conditionnement par le milieu extérieur. Il ne dépend pas de la présence d’un stimulus quelconque, comme c’est le cas chez le perroquet ou la pie. Reprenant ce que nous venons de lire dans le texte de Descartes, il écrit: « le langage n’est pas déterminé par l’association fixe des paroles à des stimuli externes ou à des états physiologiques ». Helen Keller peut épeler le mot « WATER » en l’absence d’eau et sans éprouver la soif, ce qu’aucun animal ne peut faire. De plus, le langage ouvre à l’homme des possibilités qui sont infinies car on peut toujours, dans une langue donnée, et tout en respectant la syntaxe et les sens des mots, produire des énoncés nouveaux, inédits. Parler et apprendre à parler ne consiste pas en un simple conditionnement dans la mesure où la parole est l’expression d’une pensée qui présente des possibilités infinies.

Conclusion.

Ce texte de Descartes nous a donc montré que seul l’homme pense ; ce qui le prouve est l’existence de la parole indépendante des passions (ce qui exclut les conditionnements) et dite à propos (ce qui inclut la compréhension de ce qui est dit et non pas la simple profération de paroles par les perroquets) ainsi que l’usage de signes substitutifs à la parole dans le cas des muets. L’animal ne parle pas car il ne pense pas et la preuve en est donnée par le fait qu’il agit par instincts, mécaniquement. Il nous a permis de dégager, à la fois, l’essence de l’homme et la différence de nature entre, d’une part, l’homme et la machine et, d’autre part, l’homme et l’animal. Pour cela, ce dernier est rejeté dans le monde de l’étendue, de la mécanique sans aucune spécificité par rapport à une machine physique. Il révèle en cela la conception mécaniste que Descartes se faisait du vivant. N’est ce pas cette conception qui l’a emporté dans la biologie contemporaine ?