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(ce qui précède est ici)

 Dire, par les mots, le surgissement de la nature.

 Il se trouve qu’un poète, Francis Ponge (1899-1988) a placé toute son œuvre sous la question que nous nous posons, non plus tout à fait celle de dire le bonheur du sentir de la nature à la façon de Rimbaud, mais de dire la nature, mieux de la construire en la disant. C’est pourquoi, le poète ne veut pas se contenter de contempler la nature pour écrire une cosmologie mais, comprenant le mot nature dans son sens originaire de naissance et croissance, il veut, en retournant « aux racines », faire véritablement naître la nature par ses mots  : nous assistons à ce qu’il nomme une cosmogonie : « Ainsi donc, si ridiculement prétentieux qu’il puisse paraître, voici quel est à peu près mon dessein : je voudrais écrire une sorte de De natura rerum. On voit bien la différence avec les poètes contemporains : ce ne sont pas des poèmes que je veux composer, mais une seule cosmogonie » (« Proêmes » p.177). Lucrèce dans son « De natura rerum » (« De la nature des choses ») voulait dire la nature de la nature en « l’imprégnant du doux miel de la poésie » et Francis Ponge agit de même en disant la nature dans son processus de production sous le mode poétique c’est-à-dire dans la jouissance esthétique.

La nature est poétique

A vrai dire la rencontre entre nature et poésie n’est pas accidentelle et secondaire mais ontologique car la nature est par essence, par nature, poétique. Ainsi Mikel Dufrenne peut écrire dans son livre « Le poétique » (PUF) que « la nature est poétique. Elle est poétique dans la mesure où elle exerce et exprime son poiein ». Et le poiein (mot qui a donné poésie) de la nature n’est autre que le pouvoir producteur et créateur qui est celui du poète.
Et la nature est poétique parce que, comme le poème, elle est pur apparaître : originairement et fondamentalement, la nature et le poème se manifestent et ne valent que pour eux-mêmes, indépendamment de toute finalité externe. Comme le montre de façon pertinente le poète Yves Bonnefoy, il existe une tension entre, d’une part, l’usage habituel du langage et celui de la philosophie qui visent la recherche du sens à travers des concepts et, d’autre part, l’emploi des mots dans la poésie. Dans celle-ci, les signes et les concepts deviennent des formes qui structurent une matière sonore et comme l’écrit pertinemment Henri Focillon «le signe signifie alors que la forme se signifie». (Nous avons développé ces points ici) « La forme, en poésie ?, continue Yves Bonnefoy, Affleurement de la profondeur du monde, fragment qui tout aussi bien est le tout, infini silencieux noué sur soi mais irradiant sa lumière, le son est maintenant très précisément cette présence pleine que je reprochais au concept de faire oublier. Et là est la poésie. La forme porte le son, nous le fait entendre, et de par cette plénitude manifestée, le son, qui est ainsi dans le vers l’indéfait même du monde, désaffecte chez le lecteur les points de vue conceptuels, il conteste leur prétention à monopoliser l’approche de ce qui est. La poésie, cette forme portant le son, c’est ce qui affaiblit l’emprise du concept sur la parole, c’est ce qui dénonce le péril dans lequel le concept nous place. »
Qu’est-ce que cela produit quant à la nature et à son expression dans la poésie ? Alors que les signes et les concepts, par leur généralité et leur intemporalité, m’éloignent du monde et de la nature, la poésie, en «réveillant la matière sonore, le son inhérent aux phonèmes», me donne l’apparaître même des choses, du monde, de la nature ; elle me permet d’«éprouver la présence dans ce qui est». Ainsi nature et poésie consonnent dans le pur apparaître de ce qui est.
Et l’on pourrait ajouter deux autres raisons qui montrent l’unité ontologique de la nature et de la poésie : la nature est poétique parce qu’elle donne, comme la poésie, le plaisir de la beauté et parce qu’elle exerce son poiein c’est-à-dire son faire créateur comme le fait le poète.

IMGP9597a« Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. » Francis Ponge « L’eau »

Pour dire l’apparaître même de la nature, le poète doit « perdre à peu près la parole ».

Le projet esthétique de Francis Ponge est précisément est de saisir et de révéler le surgissement des choses, leur apparaître, leur surgissement même au regard de l’homme, à la suite d’une émotion, d’un choc émotionnel : « Vous savez ce qui me porte ou me pousse, m’oblige à écrire, c’est l’émotion que procure le mutisme des choses qui nous entourent. » (« Le grand recueil » T.2 « Méthodes », p.224).
Pour cela il nous invite à retrouver une unité originaire avec la nature en renouant avec l’idée grecque de cosmos qui englobe la totalité des étants aussi bien la nature inanimée que les plantes, les animaux, les hommes et les dieux. Le cosmos est, chez les Grecs, principe d’unité du monde physique et du monde des hommes. Et la fonction de la poésie selon Francis Ponge « est de nourrir l’esprit de l’homme en l’abouchant au cosmos. Il suffit d’abaisser notre prétention à dominer la nature et d’élever notre prétention à en faire physiquement partie, pour que la réconciliation ait lieu (…) L’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’esprit de l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon » (« Le grand recueil » T.2 « Méthodes » p.197).

Aller aux choses : la perte du logos.

L’originalité fondamentale de son projet consiste dans le fait qu’il veut retrouver, retourner aux choses mêmes, saisir la nature dans son apparaître. Pour cela, il lui faut se « transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles, vous proposent un million de qualités inédites » (« Proêmes » p.174-175). Mais cela ne peut passer, comme on vient de le lire, que par le risque de perdre la parole même ; dans un premier temps, le monde muet de la nature rend l’homme muet. L’homme, en allant aux choses, se déssaisit de lui-même, de ses habitudes, de ses idées, de son langage même : « l’espoir est donc dans une poésie par laquelle le monde envahisse à ce point l’homme qu’il en perde à peu près la parole, puis réinvente un jargon. Les poètes (…) sont les ambassadeurs du monde muet. Comme tels, ils balbutient, ils murmurent, ils s’enfoncent dans la nuit du logos, – jusqu’à ce qu’enfin ils se retrouvent au niveau des RACINES, où se confondent les choses et les formulations » (« Le grand recueil » T.2 « Méthodes » p.198). Le retour au sentir comme retour de Ponge aux choses, à la nature, est bien cette descente périlleuse dans laquelle l’homme perd les certitudes de ce qui ne fait qu’un, à savoir, son être, son monde, sa parole.

Mais de quelle nature s’agit-il ? Peut-on dire la nature? Comme concevoir cette unité ? Le poète comme le savant ou le philosophe peuvent-ils ramener la nature à l’unité? Faut-il chercher, au sein des productions à la diversité infinie de la nature, un principe unificateur ou faut-il célébrer dans la force productive de la nature un jaillissement de diversités échappant à toute réunification dans un tout ? L’enjeu de la question n’est pas uniquement verbal mais profondément métaphysique car il engage toute la conception de l’Etre.

 

IMGP3998_p1« Je laisserai le vent baigner ma tête nue » Arthur Rimbaud

(la suite est ici)