(ce qui précède est ici)

Le sentir

5) Le sentir ou la perception esthétique.

Que pouvons-nous tirer de ces différentes descriptions du sentir concernant l’attitude que nous avons devant une oeuvre d’art et la beauté ? Notons auparavant que notre façon d’appréhender une oeuvre d’art est tout à fait équivalente à celle de l’artiste devant la nature ou plus justement sa création, ce qui implique que nous pourrons indifféremment citer dans notre analyse notre propre expérience esthétique ou celle des artistes. Nous pouvons distinguer trois types différents de perception :

La perception habituelle qui, comme nous l’avons vu, ne saisit pas les qualités sensibles en elles?mêmes mais qui les rattache à des objets ; elle est indicatrice d’objets comme la qualité « verte » est rattachée à l’objet « tableau ».

La perception imageante qui, elle aussi, à travers les différentes caractéristiques sensibles comme les gris, les noirs, les blancs et les plages colorées que je lis sur une image ou un tableau me permettent de reconnaître tel personnage ou tel paysage. Le point commun de ces deux types de perception consiste dans le fait qu’elles sont mises, en très grande partie, au service de la connaissance ; elles ont une fonction gnosique (c’est-à-dire de connaissance), représentative. Cette distinction est au coeur des analyses d’Erwin Straus dans son livre « Du sens des sens« , (Millon). Pour lui, le sentir est un moment pathique c’est-à-dire de réception et de participation au monde alors que la perception est un moment gnosique qui nous fait connaître les objets.

La perception esthétique ou sentir qui ne vise pas à la reconnaissance de formes, d’objets mais qui est sensible à des données pré-objectives émotionnelles, rythmiques, énergétiques, motrices. Car une couleur, une forme, un son, bref, n’importe quelle sensation possède une signification motrice qui nous ouvre à une certaine qualité rythmique, émotionnelle du monde avant même que nous puissions identifier un objet quelconque à travers elle. «Quand je mets un vert, dit Matisse, ça ne veut pas dire de l’herbe».

Cette différence fondamentale entre la perception et le sentir a été parfaitement exprimée par Erwin Straus lorsqu’il écrit que « le percevoir est au sentir, ce que le cri est au mot ». De même qu’à l’articulation du mot s’oppose l’inarticulation du cri, de même au monde constitué d’objets s’oppose un moment de pur contact et de réception du monde que nous livre la beauté dans le sentir. On comprend dès lors pourquoi les artistes comme Cézanne, Paul Klee, Kandinsky, Francis Ponge insistent dans leurs écrits sur le fait qu’ils veulent nous rendre présents à cette émotion première de l’apparition d’un monde avant qu’il ne se fige pour nous en objets perçus.

On pourrait dire que le même élément d’un tableau figuratif peut recevoir une double fonction :

une fonction indicatrice, une dimension extérieure représentative : la montagne Sainte Victoire (Cézanne), une dentellière (Vermeer), un cheval (Uccello). Nous sommes dans le cadre de la perception habituelle qui traite l’élément comme un signe. Et c’est ici qu’il faut se souvenir de l’avertissement du critique d’art Henri Focillon : « Toujours, nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image qui implique la représentation d’un objet et surtout avec celle de signe. Le signe signifie alors que la forme se signifie« . Yves Bonnefoy nous rappelle que, dans la poésie, le mot ne vaut pas comme concept, comme signe mais pour sa substance phonique : ici, la forme «dégage le son de la signification» ; il faut y «entendre le son en tant que son ». (« De même dans le registre des sons. Il nous arrive d’entendre un son en tant que son et rien d’autre, d’appréhender ce son bien qu’il ne soit pas un signe mais simplement lui aussi un fragment à nu de la substance du monde. Et ce peut être le cri d’un oiseau dans la nuit ou parmi des branches dans un vallon solitaire. C’est avec cette ampleur que retentit la voix du corbeau dans le poème de Poe, effaçant tout du grimoire qu’essayait de déchiffrer le poète. Avec cette ampleur, cette fois heureuse, que s’élève celle du rossignol dans l’ode de Keats, qui s’y laisse prendre, jusqu’à l’extase »).

En d’autres termes, nous passons à côté de la beauté quand nous voulons à tout prix donner une signification extérieure à la forme elle-même (« écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre » note avec justesse le peintre Georges Braque), et c’est cette forme qui nous amène à la deuxième fonction possible :

une fonction d’induction d’un rythme, une dimension intérieure rythmique. Nous sommes dans le cadre de la perception esthétique, du sentir, qui traite l’élément du tableau comme une forme. La beauté d’un tableau de Cézanne ou de Van Gogh est indépendante du thème choisi comme des pommes, la montagne Sainte Victoire, un compotier. Comme l’écrit le peintre et critique d’art Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé« . Et Claude Simon, prix Nobel de littérature, a su exprimer parfaitement l’essence de la peinture de Paul Cézanne mais aussi de toute peinture en disant qu’elle est recherche et donation de la beauté « à l’état pur, c’est-à-dire certains rapports et une perfection sublime entre des verts, des gris, des bleus, des blancs, des droites et des courbes se répondant« . Voilà ce que c’est que sentir la beauté qui n’est pas une épreuve de reconnaissance intellectuelle d’objets ou de signes. Dans la mesure où l’expérience du sentir renvoie à un état originaire, il n’est pas étonnant qu’artistes et philosophes (comme Maurice Merleau-Ponty), décrivent l’expérience du sentir et de la beauté comme un retour à l’origine et à la genèse d’un monde qui n’est pas encore constitué et figé en objets.

a) L’expérience d’un artiste: Cézanne.

Comment Cézanne exprime-t-il cette genèse du monde à laquelle nous assistons dans tout sentir ? Voici ce qu’il déclare à Gasquet (Conversations avec Cézanne, édit. Macula, p. 109 sq.) : « Tout ce que nous voyons, n’est-ce pas, se disperse, s’en va. La nature est toujours la même, mais rien ne demeure d’elle de ce qui nous apparaît (…). Alors je joins ses mains errantes ; je prends à droite, à gauche, ici, là, partout, ses tons, ses couleurs, ses nuances, je les fixe, je les rapproche (…) Ils font des lignes. Ils deviennent des objets, des rochers, des arbres, sans que j’y songe. » L’objet n’est ici que la concrétion d’un mouvement premier du sensible c’est-à-dire de la lumière et de la couleur auquel l’artiste s’ouvre préalablement. Contrairement à l’homme commun, il ne part pas des objets donnés et immobiles (rochers, arbres) mais arrive à eux à partir de « la source impalpable des sensations« .

« Ces grands arcs-en-ciel, ces prismes cosmiques, cette aube de nous-même au dessus du néant, je les vois monter, déclare encore Cézanne rendant compte de la genèse d’un tableau. « Sous cette fine pluie, je respire la virginité du monde. Un sens aigu des nuances me travaille. Je me sens coloré par toutes les nuances de l’infini. A ce moment là je ne fais plus qu’un avec mon tableau. Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m’y perds. Je songe, vague. » Puis il voit progressivement « germiner » en lui les assises, les « lignes géologiques », le « squelette pierreux » de son tableau qui semble « tomber d’aplomb »; « Les terres rouges sortent d’un abîme ». Enfin, « une tendre émotion me prend. Des racines de cette émotion monte la sève, les couleurs. Une sorte de délivrance. Le rayonnement de l’âme, le regard, le mystère extériorisé, l’échange entre la terre et le soleil, l’idéal et la réalité, les couleurs! Une logique aérienne, colorée, remplace brusquement la sombre, la têtue géométrie. Tout s’organise, les arbres, les champs, les maisons. Je vois par taches. L’assise géologique, le travail préparatoire, le monde du dessin s’enfonce, s’est écroulé comme dans une catastrophe. Un cataclysme l’a emporté, régénéré… Il n’y a plus que des couleurs et en elles de la clarté. »
Nous trouvons dans ce récit:

* une immersion dans le sentir précédant un monde d’objets tout constitués, organisés, fabriqués, fonctionnels comme dans la vie courante (« virginité du monde ») ; cette immersion s’effectue dans la contemplation des arcs-en-ciel qui en décomposant le spectre solaire nous présente des couleurs pures dégagées de toute référence à un objet quelconque.

* une descente dans un pré-monde, pré-objectif, phénoménal purement lumineux (chaos irisé c.a.d. prenant les couleurs du prisme; « prismes cosmiques »). C’est ce que Erwin Straus nomme le moment pathique.

* une perte de son soi et de l’opposition sujet-objet (« je m’y perds »)

* une apparition progressive de formes solides et d’objets par le dessin (« squelette pierreux, bases géologiques »)

* un ébranlement et une vacillation des objets (mais non une dissolution) par le surgissement et l’irradiation de la couleur et de la lumière en eux.

On est loin ici du monde familier et serein des objets tout donnés, tout constitués de l’expérience. Le peintre s’ouvre et nous ouvre à un monde pré-objectif que nous ne savons plus voir, pris que nous sommes dans des cadres perceptifs ou conceptuels. Ce n’est plus la lumière et la couleur qui viennent se déposer sur les choses, c’est au contraire la lumière et la couleur qui viennent les habiter et les faire naître. Nous assistons à la naissance des objets et du monde.

Cézanne nous donne l’impression d’un monde naissant, des objets en train d’apparaître, en train de s’agglomérer devant nos yeux. Il nous donne la chose non pas comme une donnée statique, figée, morte, mais, à la façon de la perception habituelle, comme mouvement d’irradiation, de débordement hors d’elle-même. Dans les tableaux de Cézanne nous voyons un monde naissant, apparaissant comme dans toute expérience du sentir. Ils nous font voir les choses dans leur déploiement effectif dans un espace vibrant et non pas statique. Ce que Montaigne, dans l’écriture, exprime dans ses Essais quand il déclare: « Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage » (3,12).

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