(ce qui précède est ici)

Bonheur et malheur du sentir

3) L’expérience du sentir.

Mais qu’y a-t-il de différent entre le percevoir et le sentir ?

Lorsque je perçois, je saisis un objet, une chose qui, en tant qu’objet, (ob-jet, ob-jectum c’est-à-dire ce qui est placé, jeté devant), est situé devant moi, de façon extérieure à moi, dans un espace objectif. Dans cette situation je rattache spontanément la qualité perçue à un objet. Ainsi percevoir consiste à rattacher la qualité sensible « jaune » à la table ou à la poire que je vois ; je rapporte le jaune à la table. Désormais la qualité sensible n’est plus saisie en elle-même mais elle est insérée, prise dans l’objet, elle est mise à son service. Elle prend une valeur indicatrice en renvoyant à lui. La perception se met en place en dissociant le sujet qui perçoit et l’objet perçu.

Le sentir participe d’une expérience plus originaire. Lorsque je sens le monde, je saisis une qualité sensible (une couleur, un son, une odeur) pour elle-même ou en elle-même. Si nous reprenons le même exemple de la couleur jaune, sentir du jaune consiste à être envahi par cette qualité sensible, indépendamment de l’objet qui la porte. Quand nous sentons, nous ressentons une communication immédiate avec le monde dans une unité indissociable du moi et du monde : en toute rigueur il faudrait dire « nous sommes jaune » car nulle distance ne s’instaure alors entre notre être et ce que nous sentons. Supposons que nous nous placions dans un champ visuel uniformément jaune, nous serions alors en présence de ce que l’on pourrait appeler une couleur pure. Or, comme l’écrit le philosophe contemporain Gérard Granel, « Les couleurs pures, ce sont les couleurs du monde, non les couleurs des choses« . Elles sont couleurs de rien et c’est ce qui fait qu’elles sont pures. Elles ne peuvent pas alors être indicatrices d’objets et on comprend la raison pour laquelle les Impressionnistes, pour se libérer d’une peinture attirée par les objets, prennent pour règle de ne déposer sur la toile que des couleurs pures ; ils ne peuvent plus alors être victimes de l’attirance des objets saisis dans la perception et ne s’ouvrent qu’à la couleur du monde c’est-à-dire au pur sentir.

Ainsi, dans le sentir, je suis en présence non pas d’objets ou de choses mais du monde et il n’y a plus un sujet, une conscience, qui pose en face de lui un objet mais une unité indissociable du moi et du monde, du sentant et du senti.

Mais comment décrire et comprendre une telle attitude exceptionnelle dans la mesure où nous avons développé une conscience qui nous empêche de sentir? Les artistes et plus particulièrement les écrivains nous ont donné des descriptions de cet état exceptionnel que représente le sentir pour un être doté d’une conscience. Nous en donnons deux exemples, celui de Rousseau et de Proust : ils ne concernent pas tous directement le sentir lié à la rencontre avec la beauté mais ils nous permettent d’en dégager les composantes essentielles.

a) Le bonheur du sentir : Rousseau.

Dans ses écrits philosophiques, Rousseau met en place une distinction entre l’état de nature et l’état de société qui peut nous amener aux caractéristiques essentielles de ce que nous nommons, le sentir. Ainsi, dans son « Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes », il imagine un état de nature dans lequel l’homme ne « serait qu’un animal borné aux pures sensations » à la façon du jeune enfant; il vit dans l’instant présent, puisqu’il n’a pas de conscience, en s’identifiant à sa sensation actuelle ; heureux car totalement comblé par ce présent éternel sans passé et sans avenir : «Son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir». C’est en accédant à l’état de société que l’homme, grâce à l’acquisition de la conscience et du même coup de la notion du temps et de désir, va instaurer une séparation entre un sujet et un objet, entre le présent et l’absent. Désormais, écrit Rousseau dans « L’Emile » « nous n’existons plus où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes pas« . La conscience du temps nous jette par l’imagination et le désir dans l’avenir et le passé, dans une position de transcendance par rapport à l’être. Pour atteindre le bonheur il faut, selon Rousseau, retrouver la pure sensation en se mettant dans « l’état d’un homme qui commence à vivre ».

Or il existe des états au cours desquels, ayant perdu momentanément la conscience (coma ou réveil brusque et difficile) nous nous trouvons, pour un cours instant, dans « l’état d’un homme qui commence à vivre » et que nous pouvons appeler sentir. Montaigne a décrit ce moment à la suite d’une chute de cheval et Rousseau dans les « Rêveries du promeneur solitaire », (Pléiade, T.1, p.1005) relate ainsi sa sortie du coma après avoir été renversé par un chien Danois :  » J’aperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux (1). Je ne me sentais encore que par là (2). Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais (3). Tout entier au moment présent (4), je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais, ni j’étais (5). Je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude…(6) Je sentais dans tout mon être un calme ravissant (7) auquel… je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus « . On trouve ici tous les éléments qui caractérisent le sentir :

la sensation première correspondant à la naissance au monde où seule une qualité sensible apparaît (« verdure ») (1),

l’identité de l’être et de la sensation (2),

l’indistinction du sujet et des objets (3),

– la seule dimension du temps qui, en réalité, n’est pas du temps, à savoir un présent qui n’est autre que de l’éternité, car, à ce stade, il n’y a ni passé ni avenir ; seule la conscience, qui est ici absente, pourrait lui permettre d’échapper au seul moment présent (4),

la perte du sentiment d’identité, de l’espace, du temps, liée à l’unité du moi et du monde (5),

disparition de la conscience qui est, par définition, ce qui nous laisse sans repos, inquiétude (6),

l’obtention d’un bonheur qui n’est pas de même nature que le plaisir (7).

Nous avons là tout ce qui définit le bonheur que nous trouvons dans l’émotion esthétique qui nous saisit en présence du beau.

Rousseau nous livre, par ailleurs, d’autres récits de ce bonheur du sentir comme le moment du lac de Bienne dans les « Rêveries ». Nous y saisissons les conditions externes, autres que sociologiques, qui font que nous ne pouvons pas toujours être saisis par la beauté d’une œuvre. Il faut pouvoir s’abstraire des préoccupations habituelles. Ainsi, Rousseau doit changer le rapport qu’il a avec le monde en s’asseyant au bord du lac. « Là, le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau… frappant sans relâche mon oreille et mes yeux… suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. »

On note ici, à la fois, une perte de la conscience des choses et du temps ainsi que de la réflexion et de la pensée, et une unité du moi et du monde, au profit du seul bonheur de sentir. Or ce qui est remarquable, c’est de noter que ce qui provoque cet état, est, comme cela sera vrai dans la contemplation d’une œuvre belle, la simple réception d’une qualité sensible, d’un rythme, « le flux et le reflux de cette eau ».

Il continue son récit en écrivant que dans un tel état « l’âme rassemble là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir » ; le temps n’y « est rien pour elle, le présent dure toujours« ; de telle sorte que celui qui éprouve un tel sentiment « peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir ».

Il y a, dans le sentir, accession à une sorte d’éternité mais qui, paradoxalement, ne dure qu’un instant. Nous avons ici l’essentiel de ce qui se passe en nous lorsque nous sommes arrachés à la perception habituelle par la saisie de la beauté d’une œuvre d’art. La conscience, par le vide qu’elle produit continuellement en nous, nous empêche d’accéder au bonheur de la contemplation du beau.

b) Malheur et bonheur du sentir : l’angoisse chez Proust.

Mais ce retour au sentir peut être vécu dans d’autres situations, comme le réveil au cours duquel, parfois, on perd pendant quelques instants la conscience du lieu et du temps. Il nous arrive à tous de vivre cet état de flottement au cours duquel nous ne savons plus nous sommes, quel jour nous sommes. Mais très rapidement la conscience réapparaît restructurant le monde en objets, en projets, et elle nous fait échapper à ce moment du sentir. («Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil » écrit Proust dans « Du côté de chez Swann ». Bref, la conscience structure d’emblée notre monde.)
C’est précisément ce moment mais vécu par lui négativement, qui est décrit par Proust au début de « A la recherche du temps perdu » lorsque, en voyage, il lui arrive de se réveiller au cours de la nuit dans une nouvelle chambre :  » Je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal. » Perte simultanée de la conscience de l’espace, du lieu et du moi car il n’y a conscience que s’il y a conscience de quelque chose auquel on puisse s’accrocher. Mais contrairement à ce que nous avons vu chez Rousseau, le sentir ne se vit pas ici comme un bonheur mais dans l’angoisse. Il existe donc deux modalités essentielles du sentir : le bonheur que nous trouvons dans la contemplation de la beauté et l’angoisse qu’il ne faut pas confondre avec la peur. Celle-ci est toujours peur de quelque chose, même si ce quelque chose n’est pas connue. Alors que dans l’angoisse, il n’y a plus d’objet ni de temps par perte de tout sol, de tout repère auquel on puisse s’accrocher. Comme l’écrit Hegel dans sa « Phénoménologie de l’esprit », la personne y « est dissoute intimement, tremble dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe vacille en elle  » ; il s’y produit « une fluidification absolue de toute subsistance ». Bref dans l’angoisse le sujet est totalement dessaisi, dépris de lui-même et du monde familier, perdu dans le temps et dans l’espace sans trouver de forme et de raison auxquelles il puisse s’accrocher : c’est le monde et le moi qui vacillent et se dissolvent simultanément sans raison apparente ; d’où l’expression significative employée par Proust : « Je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ».

Mais à ce moment tragique correspondra plus tard chez cet auteur un retour positif au sentir dont l’épisode de la madeleine nous livre un bon exemple : unité heureuse de l’être sentant et de l’objet senti avant même d’être en mesure d’identifier, d’objectiver, la raison d’être de ce bonheur. « Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie quotidienne indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait bien pu me venir cette puissante joie ?  »

Ce bonheur du sentir est totalement coupé du monde habituel de la perception ; il est sans raison, sans origine, sans lieu car il ne peut se déduire de la situation triste qu’éprouvait alors Proust ; il lui permet d’échapper au temps, à l’idée de mort et de finitude, aux objets de la vie quotidienne ; enfin, il y a coïncidence totale entre son être et ce qu’il éprouve. La comparaison avec l’angoisse s’impose : nous sommes dans le monde du sentir ; seule la tonalité diffère.

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