(ce qui précède est ici)

La nature n’est pas nécessairement l’Un comme principe.

Mais nous disons la nature sans nous interroger sur le sens de cet article défini. Est-il légitime de dire La nature ? Que présuppose-t-on quand nous disons cela ? Poser cette question c’est aller à l’interrogation fondamentale en philosophie qui est de nature métaphysique. Car par-delà tous les différents êtres qui constituent la nature, la philosophie ne peut pas ne pas s’interroger sur L’Etre de tous ces êtres de la nature : c’est la question ontologique par excellence.

Comment donc penser l’Etre de cette nature ? Faut-il le penser comme l’Un, le Tout, l’Etre, comme le principe qui viendrait rassembler et, d’une certaine façon, abolir la diversité de tous les étants de cette nature ? Ainsi, chez Platon le monde sensible, multiple et changeant, est-il dépassé et unifié dans une essence de la nature qui ne change pas. Faut-il, à l’opposé, concevoir la nature comme principe producteur de différences, de variétés, de diversités, d’hétérogénéités, que l’on ne peut pas additionner dans Une nature ?
C’est cette dernière voie qui est choisie par Ponge qui nuance son projet cosmogonique en l’intitulant plutôt « De varietate rerum » « Nostalgie de l’Unité », dites-vous… – Non: de la variété «  («Proêmes » p.199). Ce qui signifie qu’il prétend mettre à jour la diversité des objets plutôt que de chercher à les ramener à l’unité d’une loi unique comme le font le savant ou le métaphysicien comme Platon ; d’où la diversité des objets choisis par Ponge dans son œuvre poétique et qui ne peuvent prétendre se réunir dans ce que l’on nommerait la nature.

Moutons diversité

Nostalgie de la variété ….

L’exemple du galet : dire sa qualité différentielle.

Soit l’exemple d’un galet (« Le grand recueil » T.2 « Méthodes » p.26 sq.), de « celui-ci » qui lui fait « éprouver un sentiment particulier« . Le poète est donc en présence d' »une qualité, une série de qualités, un compos de qualités inédit, informulé« . Pour en rendre compte, il est indispensable de « lui obéir (…) de ne rien dire qui ne convienne qu’à lui seul, rien que de juste« . Mais il faut que le mot s’égale à la chose « Me voici donc avec mon galet (…) que je respecte. Avec mon galet que je veux remplacer par une formule logique (verbale) adéquate« . « Ce galet gagna la victoire (la victoire de l’existence, individuelle, concrète, la victoire de me tomber sous les yeux et de naître à la parole) parce qu’il est plus intéressant que le ciel. » Ce qui lui importe est donc de saisir non les analogies dans les objets mais « les différences, les qualités différentielles » (ibid. p.41). Ce qu’il dit dans la citation suivante de la noix est applicable à tous les objets : « Nommer la qualité différentielle de la noix, voilà le but, le progrès« . On voit donc que pour Francis Ponge, il ne peut être question de rassembler la nature dans un tout unifié qui ne pourrait que dénaturer la qualité différentielle des êtres qui la constituent.

Dire la qualité différentielle du lézard … 

Et le travail du poète pour dire la singularité des êtres de la nature s’exerce aussi sur les mots pour qu’ils ne demeurent pas des concepts qui sont, par définition, des idées générales et abstraites qui ne peuvent dire le « ceci ». Il faut que, voulant faire naître dans les mots le lézard, les mots deviennent lézard et le lézard mot. Et c’est ce que montre admirablement Francis Ponge à la fin de son poème « Le lézard » dans laquelle où, page du poète et rocher au lézard, faille du mur et faille de l’esprit, ne font plus qu’un. Le langage s’est fait parole c’est-à-dire expression et recueil du singulier de la nature (ici le lézard) et du poème.

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« Et voici donc, car l’on ne saurait trop préciser ces choses, voici les conditions nécessaires et suffisantes…, pratiquement voici comment disposer les choses pour qu’à coup sûr apparaisse un lézard.
D’abord un quelconque ouvrage de maçonnerie, à la surface éclatante et assez fort chauffée par le soleil. Puis une faille dans cet ouvrage, par quoi sa surface communique avec l’ombre et la fraîcheur qui sont en son intérieur ou de l’autre côté. Qu’une mouche de surcroît s’y pose, comme pour faire la preuve qu’aucun mouvement inquiétant n’est en vue depuis l’horizon. . . Par cette faille, sur cette surface, apparaîtra alors un lézard (qui aussitôt gobe la mouche).
Et maintenant, pourquoi ne pas être honnête, a posteriori ? Pourquoi ne pas tenter de comprendre ? Pourquoi m’en tenir au poème, piège au lecteur et à moi-même ? Tiens-je tellement à laisser un poème, un piège ? Et non, plutôt, à faire progresser d’un pas ou deux mon esprit ? A quoi ressemble plus cette surface éclatante de la roche ou du môle de maçonnerie que j’évoquais tout à l’heure, qu’à une page, – par un violent désir d’observation (à y inscrire) éclairée et chauffée à blanc ? Et voici donc dès lors comment transmuer les choses.
Telles conditions se trouvant réunies :
Page par un violent désir d’observation à y inscrire éclairée et chauffée à blanc. Faille par où elle communique avec l’ombre et la fraîcheur qui sont à l’intérieur de l’esprit. Qu’un mot par surcroît s’y pose, ou plusieurs mots. Sur cette page, par cette faille, ne pourra sortir qu’un… (aussitôt gobant tous précédents mots)… un petit train de pensées grises, – lequel circule ventre à terre et rentre volontiers dans les tunnels de l’esprit. »

IMGP9401b« comme un dragon chinois …. Chef d’œuvre de la bijouterie préhistorique » 

« …Lorsque le mur de la préhistoire se lézarde, ce mur de fond de jardin (c’est le jardin des générations présentes, celui du père et du fils), — il en sort un petit animal formidablement dessiné, comme un dragon chinois, brusque mais inoffensif chacun le sait et ça le rend bien sympathique. Un chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique, d’un métal entre le bronze vert et le vif-argent, dont le ventre seul est fluide, se renfle comme la goutte de mercure.Chic ! Un reptile à pattes ! Est-ce un progrès ou une dégénérescence ? Personne, petit sot, n’en sait rien. Petit saurien….. » Francis Ponge : « Le lézard ».

Et le projet cosmogonique de Ponge de dire la variété de la nature, non son unité, n’est-il pas celui de Lucrèce ? Vouloir penser la nature comme une unité, n’est-ce pas passer à côté de son essence ?

(à suivre)