(ce qui précède est ici)

Du côté des sciences sociales

I) Pourquoi ne peut-on pas, parfois, accéder à la beauté d’une œuvre ?

Supposons résolue la qualité technique de l’exécution de l’œuvre musicale et acceptons que le concert que j’entends possède les qualités esthétiques requises par la composition de l’artiste, comment est-il possible que je ne sois pas touché par la beauté de son œuvre ? Si la beauté d’une œuvre d’art est, comme le pose Kant, en droit, universelle, pourquoi, en sa présence, ne suis-je pas saisi par l’émotion esthétique ? Cette remarque ne vaut pas seulement pour la musique mais aussi pour tous les arts comme la littérature : pourquoi peut-on rester des années insensibles à la beauté de l’écriture de Proust ou à la peinture de Paul Cézanne ou à cette symphonie de Malher? On peut savoir intellectuellement que telle œuvre est belle sans être en mesure de ressentir cette beauté. Répondre à cette interrogation suppose, d’une part, que l’on ne confonde pas (comme on le fait souvent), la question de la beauté et celle de l’accès à la beauté, et, d’autre part, que l’on comprenne l’une des conditions essentielles de l’expérience de la beauté, à savoir, qu’elle est un mode très particulier du rapport au monde que l’on appelle le sentir.

«L’objet d’art crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté » (Marx)

Quand nous sommes au concert en train d’écouter tel opéra de Wagner ou telle symphonie de Mahler, nous pouvons penser que nous sommes dans une relation simple et immédiate avec l’œuvre. C’est oublier un ensemble de processus qui ont produit et l’œuvre et ma présence dans cette salle de concert. Or cette production peut jouer un rôle déterminant dans le rejet, l’indifférence ou la joie que je manifeste envers ces œuvres. En d’autres termes, la beauté ne peut être ressentie que si tout un processus de culture (au sens large du terme) a pu être effectué.
Dans sa réflexion sur les rapports entre la production et la consommation, Karl Marx fait remarquer que la production ne fournit pas seulement un objet (un concert, un tableau par exemple) à un sujet (l’auditeur) ; elle produit en même temps un certain mode de consommation de l’objet qu’elle impose au sujet : «La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents.» (Marx : « Contribution à la critique de l’économie politique ».) Cela peut s’appliquer au consommateur de la beauté : la salle de concert, la disposition de l’orchestre, les costumes des musiciens et du chef imposent à l’auditeur toute une façon de se comporter, une hexis, un habitus, qui peut précisément empêcher certains de venir dans la salle de concert, dans la mesure où ce mode de consommation ne convient pas à leur propre culture. Les sociologues, comme Pierre Bourdieu dans son livre « La distinction, critique sociale du jugement », (Editions de Minuit) ont mis l’accent sur le poids des déterminations sociales à la fois dans le rapport (ou non rapport) aux oeuvres d’art et dans les jugements portant sur celles-ci. La beauté de cette symphonie de Mahler ne peut se donner à moi que si j’accepte de me rendre dans un lieu de production particulier qui peut ne pas correspondre à mon mode habituel de consommation de la musique. On voit qu’il ne s’agit pas seulement d’une détermination économique mais d’un mode de vie particulier qui est celui du groupe social auquel j’appartiens (ou auquel j’aspire à appartenir). Le travail du sociologue montre que je puis refuser l’expérience esthétique pour des raisons sociologiques, culturelles. Or cette réticence que je puis avoir à me rendre dans une salle de concert (ou dans tel musée) a pour effet de me rendre inapte à éprouver la beauté de l’art car l’orchestre ne produit pas seulement un objet (la musique) au sujet, elle a pour effet de produire un sujet (moi, comme auditeur appréciant désormais la musique) pour l’objet. En effet, comme le montre également Marx, « Le besoin qu’elle la consommation éprouve de cet objet est créé par la perception de celui-ci. » : c’est ce qu’a bien compris le capitalisme qui produit indéfiniment de nouveaux objets qui produisent de nouveaux besoins. Ce faisant, «l’objet d’art – comme tout autre produit – crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté ». La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet. » (ibid.). En d’autres termes, pour que je puisse apprécier la beauté, il faut qu’un système de production quelconque me mette, de façon importante, en présence d’œuvres d’art. Mais, inversement, une société dont le mode de production privilégie d’autres objets que les objets artistiques produit un autre homme, un autre sujet, étranger à la beauté des œuvres d’art. On peut penser que parmi tous les étudiants qui, jusqu’alors étaient étrangers à ce type d’objet, certains, par la possibilité d’aller écouter des concerts symphoniques, des opéras etc., seront devenus «aptes à comprendre et à jouir de la beauté». Et si l’on accepte l’analyse de Marx, on pourrait dire qu’une société qui, même d’une façon autoritaire, produirait, au sein de toute la société, de façon massive et systématique, la production et l’exposition d’œuvres d’art, engendrerait des êtres qui, librement, jouiraient de la beauté ! (Et pour ceux qui s’étonneraient d’une telle proposition, il suffit de penser au pouvoir de nos sociétés de produire soudainement un désir mondial de tel livre, de tel jeu vidéo, de tel groupe, de tel film et même de tel homme politique. La production de tels objets crée des sujets aptes à en jouir.)

Dans son livre « Mœurs et sexualité en Océanie » (Plon collection Terre humaine), l’ethnologue Margaret Mead compare trois sociétés d’Océanie très proches géographiquement les unes des autres et pourtant extrêmement différentes : elles « produisent », par leur organisation culturelle spécifique, des êtres qui n’ont que peu de ressemblances dans leurs comportements et valeurs : pour les Arapesh, c’est la nourriture et les enfants qui est le fondement de l’activité; chez les Mundugumor, c’est le combat et les rivalités d’acquisition des femmes qui scandent le temps social. Alors que les Chambuli ne sont préoccupés que par l’art : « tout homme est artiste ; la plupart, loin de se spécialiser, pratiquent tout à la fois, la danse, la sculpture sur bois, le tressage, la peinture etc. » La seule chose qui compte vraiment, c’est la recherche de la beauté dans la totalité des expressions de la vie sociale ; ils ne vivent que pour la recherche du beau. Si nous revenons à notre propre société, il serait intéressant de réfléchir sur le mouvement, né au XXe siècle, qui pousse certains artistes à rejeter l’idée même de production de beauté. Que s’est-il passé au sein de nos cultures pour que, même les « artistes » ne veuillent plus produire de l’art et du beau ? Ainsi, en 1952 à Woodstock, le musicien John Cage fait écouter son œuvre intitulée 4’33 qui est l’intervalle de temps dans lequel aucun son n’est produit …. Durant l’exécution, les « auditeurs » sont invités à écouter les bruits parasites de la salle …. Cage déclare: « Aucun sujet, aucune image, aucun goût, aucune beauté, aucun message, aucun talent, aucune technique, aucune idée, aucune intention, aucun art, aucun sentiment ». Le but n’est plus de faire du beau mais de faire quelque chose. Il y a un renoncement à l’esthétique du goût. Les ready made urinoir, porte-bouteille de Duchamp (1887-1968) remettent en question à la fois la définition traditionnelle de l’art ainsi que celle du goût. Ils sont fondés, selon ses déclarations sur « l’absence totale de bon ou de mauvais goût » : «Indifférence au goût : ni goût dans le sens de la représentation photographique, ni goût dans le sens de la matière bien faite ». Et il critique ceux qui finissent par donner une valeur esthétique à son urinoir : « Je leur ai jeté le porte-bouteille et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté. »

Nous voyons donc toutes les causes sociologiques mais aussi psychologiques, historiques etc. (toutes les sciences humaines pourraient être ici convoquées), qui font que je puis ou ne puis pas accéder à la contemplation d’œuvres belles. Si le petit Campellone n’avait pas été amené de façon positive à l’opéra de Toulon puis encouragé au cours des années par sa famille à écouter et faire de la musique, cette rencontre avec le beau musical n’aurait pu s’effectuer. Il y a donc une éducation (ou une absence d’éducation, d’acculturation) au goût qui rend possible ou interdit l’émotion esthétique. Ainsi, ce n’est pas la beauté qui est relative mais ce sont les conditions d’accès à cette beauté qui varient selon tous les facteurs que nous avons énoncés.

Mais surtout, si l’accés à la beauté se réduisait à des conditions externes de nature sociologiques, psychologiques, on ne comprendrait pas pourquoi un enfant dont le milieu social n’est pas vraiment musicien peut tomber en extase devant la musique qu’il découvre ! Il y a donc dans le choc de la rencontre avec la beauté quelque chose qui transcende les déterminations sociales.

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