(voir ici ce qui précède)

Musique et beauté

L’interprétation musicale comme médiation nécessaire de la manifestation de la beauté.

La musique partage avec le théâtre une spécificité qui réside dans le fait qu’elle a besoin d’un intermédiaire (l’orchestre ou l’acteur), pour pouvoir être manifestée. Alors que je puis directement accéder à la contemplation de ce tableau, de cette sculpture ou de cette poésie, je dois nécessairement passer par la médiation d’une structure pour accéder au beau. Ceci donne naissance à un double paradoxe :

– si je ne peux accéder à l’œuvre qu’à travers la présence d’un interprète (soliste, orchestre), il est nécessaire en même temps que celui-ci s’efface, s’absente en quelque sorte devant l’œuvre qu’il interprète. Une perversion, exacerbée aujourd’hui (mais qui a toujours existé), intervient lorsque l’interprète, par sa notoriété, son habileté technique etc., se met à valoir pour lui-même : on va entendre non plus telle œuvre de tel compositeur mais la voix de tel chanteur (La Callas, Cecilia Bartoli, Sandrine Piau) ou le son de tel orchestre (la Philharmonie de Berlin) ou la prestation de tel chef (Herbert Von Karajan (1908-1989) qui a su le premier utiliser les techniques cinématographiques pour se mettre en scène avec habileté de telle sorte que l’on ne disait plus : « C’est du Mozart », mais : «C’est du Karajan»). Or le représentant (orchestre, chef) doit s’effacer devant le représenté (l’œuvre) ; sa présence doit s’ouvrir sur son absence ; sa médiation ne doit plus apparaître comme telle. La bonne interprétation est celle que j’oublie totalement car elle me met en présence même du beau.

je peux accéder à la même œuvre à travers des interprétations radicalement différentes. Quand je regarde au Louvre la Dentellière de Vermeer, même s’il peut y avoir des variations de lumière extérieures au tableau qui modifient ma perception de l’oeuvre, celles-ci n’altèrent pas le fait que la beauté de cette peinture se donne de la même façon à tous ceux qui viennent la contempler. C’est ce que Sartre explicite dans la conclusion de son livre « L’imaginaire » (Idées NRF ou Folio. Conclusion. II) L’œuvre d’art.) en disant que dans un tableau figuratif qui représente Charles VIII, le tableau, «en tant que chose réelle, peut être plus ou moins éclairé, ses couleurs peuvent s’écailler, il peut brûler.» Mais si je saisis l’image elle-même de Charles VIII telle que le peintre l’a représentée, celle-ci ne peut pas être soumise « à des modifications d’éclairement. L’éclairement de cette joue, en effet, a été, une fois pour toutes, réglé dans l’irréel par le peintre». Ce que Sartre nomme « objet irréel », à savoir l’œuvre même du peintre, est « comme hors d’atteinte par rapport à la réalité ».

Mais en musique il n’y a pas d’œuvres qui soient données « une fois pour toutes » car je ne pourrai jamais avoir la même interprétation de la même oeuvre comme telle cantate de Bach. Tous les musiciens savent que pour le même orchestre et la même œuvre, l’interprétation varie considérablement d’un concert à l’autre (acoustique de la salle, climat psychologique au sein de l’orchestre, stress ou non du chef, public constitué de prépas abasourdis etc.). Même si nous gardons le même orchestre au son très singulier, comme la Philharmonie de Berlin, la même œuvre n’a pas la même couleur (Même si l’orchestre et le chef forment un tout, le rôle du premier est fondamental dans la mesure où il a le pouvoir d’imposer sa conception de l’œuvre et même la sonorité de l’orchestre. Au faîte de son pouvoir, Karajan choisit personnellement chacun des musiciens de ses orchestres, se penche sur leur culture générale, leur situation de famille, leurs maladies… et se montre capable d’humilier devant tous, les musiciens qui défaillent : tout cela pour produire la qualité sonore singulière qu’il désire.). C’est ainsi que le flûtiste solo de cet orchestre, Emmanuel Pahud qui a participé à deux enregistrements de « Prélude à l’après-midi d’un faune », de Debussy, l’un chez Deutsche Gramophon en 2000, avec le chef italien Claudio Abbado, et l’autre chez EMI avec l’Anglais, Simon Rattle, déclare que «les deux versions sont très différentes et n’ont pas les mêmes couleurs. Celle d’Abbado est plus esthétique, en même temps lyrique et fluide, Rattle présente une autre interprétation.» Cette variation est encore plus grande quand on passe d’un interprète à l’autre ne jouant pas sur le même instrument ou avec le même orchestre : il n’y a guère de points communs entre l’interprétation au piano par Glenn Gould, au tempo souvent accéléré, des Variations Goldberg BWV 988 de Jean-Sébastien Bach et celle, au clavecin, de Gustav Leonhardt animée par une articulation spécifiquement baroque (et comme Jean-Sébastien Bach n’a pas donné d’indications sur les instruments susceptibles d’interpréter cette œuvre, on trouve des exécutions de la même œuvre, à l’orgue, par un quatuor à cordes, par un orchestre etc.). Et que dire des Quatre Saisons de Vivaldi avec des instruments modernes (comme celle, déjà ancienne, des Musici) et les nombreuses interprétations baroques (comme celles de Fabio Biondi, Andrea Marcon) faites sur instruments anciens, avec un diapason qui n’est pas toujours le même (le diapason est la hauteur-fréquence d’une note-repère conventionnelle, le « la » qui permet d’accorder les instruments. Arbitrairement cette fréquence pour le la3 a été fixée à 440 Hz. Mais les instruments baroques adoptent la fréquence de 415 Hz. Du temps de Karajan pour un orchestre classique, le diapason était à 445, il est aujourd’hui à 443. Ce qui peut expliquer pourquoi les enregistrements de cette époque sonnent différemment.) C’est comme si, en peinture, on modifiait d’une façon égale, la totalité des couleurs d’un tableau ! Le jaune extrêmement violent de Van Gogh en perdrait toute sa force et sa singularité ; le bleu de Cézanne, certes gagnerait en profondeur, mais l’équilibre du tableau en serait irrémédiablement altéré. On pourrait dire la même chose pour les Symphonies de Beethoven avec les interprétations véritablement incomparables de Karajan, Harnoncourt, Norrington : il n’existe aucun point commun dans la rapidité d’exécution de chaque mouvement, dans la couleur sonore des orchestres. (Voici ce que déclare un musicien d’orchestre, Jean-Louis Ollu, à propos d’un autre grand chef, Klemperer: «J’ai eu la chance de jouer l’Héroïque sous la direction de Klemperer, et je peux vous garantir que j’ai eu le temps de jouer les notes ! Pourtant, il savait parfaitement habiter sa lenteur, donner à la partition une dimension colossale. Il n’y avait dans cette lecture pas la moindre faute de goût, et la Marche funèbre reste la plus tétanisante que j’ai jouée. » Si l’on prend pour critère le temps mathématique (qui n’est pas du temps), la durée des CD des mêmes symphonies n’est pas du tout le même d’un interprète à l’autre.) Et pourtant, malgré les querelles entre les auditeurs, toutes ces interprétations contradictoires nous livrent, paradoxalement, l’essence même de la beauté de l’œuvre considérée. Alors que, pour la peinture, seul le tableau original peut nous délivrer l’émotion esthétique voulue par l’artiste, en musique, dans l’interprétation musicale, il existe une grande labilité dans la manifestation du beau qui, paradoxalement, ne détruit pas l’unicité de l’œuvre.

L’échec possible de la médiation musicale.

Cependant toute interprétation musicale n’est pas satisfaisante pour permettre de livrer l’essence de la beauté de telle œuvre. Cette interrogation peut être rattachée à la question posée à Laurent Campellone, à savoir, qu’est-ce qu’un bon orchestre, un bon chef, un grand chef et, inversement, qu’est-ce qu’un mauvais orchestre et un mauvais chef? Le mauvais orchestre est celui qui ne possède pas la technique instrumentale minimale pour permettre une interprétation : cordes qui ne jouent pas juste, attaques non franches, vents qui ne maîtrisent pas l’émission des sons etc. Il ne faut pas non plus que les différents pupitres jouent en ignorant les autres. Comme le faisait remarquer Laurent Campellone, les instruments, les chanteurs, le chef, constituent un tout indissociable, une véritable communauté qui ne doit former qu’un seul corps. (Ainsi entrer à la Philharmonie de Berlin, c’est déjà un gage d’excellence technique attestée par la réussite au concours de recrutement mais c’est aussi la nécessité de se fondre dans un moule, car la titularisation n’intervient qu’au bout de deux ans. Ainsi la jeune Française Virginie Reibel, brillante flûte piccolo, n’a pas été définitivement embauchée parce que ses pairs ont jugé, pour des raisons où la subjectivité tient une large part, qu’elle n’avait pas le profil de l’orchestre. Comme le déclare le meilleur flûtiste français actuel, soliste de la Philharmonie de Berlin, Emmanuel Pahud : «c’est la responsabilité des musiciens qui se mettent au service du fonctionnement collectif et encouragent leurs voisins ».) L’un des meilleurs orchestres du monde, la Philharmonie de Berlin, parvient à une telle unité par un fonctionnement d’autogestion dans lequel ce sont les musiciens qui jouent un rôle déterminant dans le recrutement et le maintien d’un musicien au sein de leur ensemble.

Cette qualité technique indispensable ne vaut pas seulement pour les membres de l’orchestre, elle s’applique aussi au chef. Ainsi, pour devenir chef, Laurent Campellone a dû nécessairement acquérir un certain nombre de techniques de direction (il en a été de même pour tous les musiciens et de tout artiste). En un sens, être musicien relève d’abord de la technè et pour le chef Laurent Campellone, l’apprentissage de différents instruments comme du chant choral et de la technique de composition, lui permet de savoir ce qu’il peut attendre des différents musiciens. Un bon chef est donc celui qui maîtrise un ensemble de techniques qui ne se limitent pas d’ailleurs au seul domaine instrumental car il faut savoir faire vivre un groupe constitué de personnes qui ont des histoires singulières et parfois contradictoires (mais ces histoires doivent, au moment de la répétition ou du concert, disparaître devant l’œuvre à exécuter).
Cependant, on se doute bien que cela ne suffit pas : on constate depuis quelques années une progression jamais vue dans l’histoire de la musique, de la maîtrise de la technique instrumentale (il existe des milliers de pianistes chinois à la technique sans faille) ; est-ce à dire que ces progrès dans la technique entraînent un progrès dans l’expression artistique ? La réponse est négative car la plupart ne parviennent pas à communiquer, à travers leur prestation techniquement correcte, la beauté singulière de l’œuvre de tel artiste : Laurent Campellone, sans donner les noms, a bien indiqué qu’il ne dirigeait pas certains compositeurs car on peut penser qu’il ne parvient pas à entrer dans leur monde et, par conséquent, à parvenir à en livrer l’essence. C’est pourquoi on pourrait dire que si la défaillance technique dans l’interprétation musicale interdit de façon irrémédiable tout accès au beau (cela d’ailleurs doit être nuancé car une grande mozartienne, la pianiste Clara Haskil, ne parvenait pratiquement jamais à jouer telle sonate ou tel concerto sans fausse note et pourtant, quand on l’écoute, Mozart est là.), la maîtrise technique, quant à elle, n’en constitue pas la raison suffisante. Si l’art est avant tout expression, c’est celle-ci qui doit, par une technique sans faille, se trouver au cœur de l’exécution musicale. Et le grand chef est celui qui manifeste un charisme capable de transcender les capacités de l’orchestre qui vit un processus de véritable transmutation. C’est le cas de Léonard Bernstein dont un musicien d’orchestre déclare : «Leonard Bernstein était également un phénomène, et nous avons donné avec lui une 3e symphonie de Mahler, un Roméo et Juliette de Berlioz inoubliables, un Concerto en sol de Ravel à pleurer, avec le maestro au piano. Il arrivait, l’orchestre sonnait différemment. Nous avions une fascination pour le personnage, qui était très beau, qui avait une gestique d’une élégance comme on ne peut plus en imaginer aujourd’hui. Il ne travaillait pas beaucoup, mais nous prenions les répétitions avec lui comme du pain bénit. »

Mais, encore faut-il que ce pouvoir de transmutation dont disposent certains chefs, soit mis au service de l’œuvre exécutée. Il y a toujours eu des tensions importantes entre les compositeurs et les chefs d’orchestre interprétant leurs œuvres. Ainsi le compositeur Wagner prenait un grand plaisir à diriger des œuvres autres que les siennes en prétendant que ses exécutions ne relevaient pas de son expression individuelle mais de la vérité même des œuvres. Mais pour Friedrich Nietzsche, « quand Richard Wagner exécute un morceau de Beethoven, il va de soi qu’à travers Beethoven c’est l’âme de Wagner que l’on entendra chanter et que le temps, les intensités, l’interprétation de phrases isolées, le caractère dramatique imposé à l’ensemble seront wagnériens et non pas beethovéniens». (« Humain, trop humain. Fragments posthumes », 1876-1878.)
La subjectivité du chef doit s’effacer devant l’universalité de l’œuvre de l’artiste. Telle est la spécificité de la musique dans la révélation de la beauté.

(La suite, c’est ici)