La cause occasionnelle de ce que l’on va lire a été la rencontre qui a eu lieu entre les étudiants des classes Prépas et le chef Laurent Campellone, Directeur musical de l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne (et ancien élève d’une classe prépa …). Celui-ci n’a pas fait une conférence structurée mais a présenté le concert qu’il allait diriger et auquel les étudiants devaient assister (Wagner, Messiaen, Mahler) tout en donnant des indications sur le travail de chef d’orchestre. Il a aussi parlé du choc émotionnel qu’il a ressenti lorsque, jeune enfant, il a assisté à son premier opéra, mais, inversement, il s’est interrogé sur le fait que si l’on peut être saisi par la beauté, on peut y être parfois insensible : comment est-il possible qu’il n’ait pas été sensible à la beauté de Proust alors que, désormais, il ne passe pas une journée sans en lire quelques lignes ? Faut-il en conclure que la beauté est relative (comme l’affirment trop rapidement nombre d’étudiants) ? Ne faut-il pas plutôt penser que c’est l’accés à la beauté qui est relatif?

Ce qui va suivre ne reproduit en rien ce qui a été dit par Laurent Campellone mais nous avons eu envie de répondre à quelques interrogations posées par lui et notamment à celle qui porte sur le lien entre la beauté et le sentir. A l’exception des premières lignes qui portent sur le statut spécifique de la musique par rapport aux autres formes d’art dans la manifestation du beau, ce qu’on lira a pour but d’expliciter ce que l’on entend par sentir, au sens fort du terme.

Tout étudiant en philosophie se rend compte très rapidement qu’il est un exercice très difficile, à savoir, donner l’essence de la notion sur laquelle on réfléchit. La philosophie avec Socrate et Platon commence avec ce type d’interrogation et la notion de beauté n’y échappe pas. Pour trouver l’essence, on peut poser la question qu’est-ce que ? mais on peut aussi rechercher les conditions de possibilité nécessaires et suffisantes pour qu’il y ait beauté. Dans les deux cas, on réalise qu’il est difficile de dégager des réponses simples et univoques.

Nous voudrions dans tout ce qui suit, expliquer longuement l’une des conditions de possibilité souvent non explicitée, à savoir, le sentir. Il ne peut y avoir d’expérience de la beauté que si nous nous plaçons dans la situation du sentir. Ce qu’il faut retenir de ce qui va suivre pourrait être ceci : le sentir n’est ni une perception ni vraiment un acte d’imagination. Il s’agit d’une façon originale de me rapporter au monde (moment de réceptivité qu’Erwin Straus nomme pathique), qui se situe en-deça de la conscience. S’il n’y a plus conscience au sens fort du terme, il n’y a plus ici de rapport sujet-objet comme dans la perception, de désir, de temps, de vrai ou de faux, de bien ou de mal. Toutes ces catégories qui structurent habituellement notre façon de nous comporter avec le monde sont inopérantes et inadéquates. Si l’on comprend cela, on est à même de saisir ce qui fait la singularité de l’expérience de la beauté : unité et identité totale entre le sentant et le senti (ici la beauté), bonheur (et non plaisir), sentiment d’éternité. Ne pas pouvoir se mettre en situation du sentir, c’est ne pas pouvoir accéder à la beauté.

Pour ceux qui penseraient que ce rapprochement entre sentir et essence du beau est arbitraire, nous pourrions citer ce qu’écrit Paul Valéry dans son « Discours sur l’esthétique » : « S’il me fallait choisir entre le destin d’être un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce qu’on nomme « belle », et celui de savoir ce que c’est que sentir, je crois bien que je choisirais le second, avec l’arrière-pensée que cette connaissance, si elle était possible, (et je crains bien qu’elle ne soit même pas concevable), me livrerait bientôt tous les secrets de l’art. »

Pour des raisons techniques, nous ne pouvons pas placer en une seule fois l’ensemble de l’exposé. Nous le mettrons donc progressivement en numérotant chaque apport. Voici le plan qui sera suivi avec peut-être quelques modifications sur la fin.

L’interprétation musicale comme médiation nécessaire.

L’échec possible de la médiation musicale.

I) Pourquoi ne peut-on pas, parfois, accéder à la beauté d’une œuvre ?

«L’objet d’art crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté »

II) Le sentir comme première condition de possibilité de saisie de la beauté.

1) Percevoir n’est pas sentir ni imaginer.

a) «L’œuvre d’art est un irréel»

b) « Le réel n’est jamais beau »

2) Les insuffisances des analyses sartriennes.

a) La beauté se donne-t-elle par et à la conscience ?

b) La beauté est-elle de l’ordre d’un rapport sujet-objet ?

III) Le rapport esthétique au monde ou le retour au sentir

1) Habiter ou penser le monde.

2) « Je ne pige pas cette beauté » (Temple Grandin)

3) L’expérience du sentir.

4) Mais qu’y a-t-il de différent entre le percevoir et le sentir ?

a) Le bonheur du sentir : Rousseau.

b) Malheur et bonheur du sentir : l’angoisse chez Proust.

5) Le sentir ou la perception esthétique.

a) L’expérience d’un artiste: Cézanne.

b) Le sentir chez Ponge.

c) Sonorité intérieure, physionomie motrice des couleurs.

d) La couleur dans l’Impressionnisme.

Conclusion.

Bibliographie sommaire.

(la suite est ici)