(ce qui précède est ici)

La beauté comme irréel

II) Le sentir comme première condition de possibilité de saisie la beauté.

Ces conditions externes que sont l’histoire personnelle, la société à laquelle on appartient, la classe sociale qui détermine des valeurs différentes, etc. qui permettent ou interdisent d’aller à la rencontre du beau artistique, ne sont pas suffisantes pour comprendre l’expérience de la beauté. Pour le psychologue ou pour le sociologue, l’œuvre belle n’est pas prise pour elle-même mais comme signe c’est-à-dire comme ce qui renvoie à autre chose qu’elle-même, à savoir la vie affective personnelle ou une caractéristique sociale: c’est ce que fait Freud dans «Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci» en montrant que celui-ci a réussi à sublimer son homosexualité refoulée pour produire des formes esthétiques. Car la « pulsion sexuelle est tout particulièrement appropriée à abandonner son but immédiat en faveur d’autres buts non sexuels et éventuellement plus élevés dans l’estimation des hommes », notamment de l’art.

Je puis ainsi, à la façon du psychologue, montrer que les traits schizoïdes de la personnalité de Cézanne se retrouvent dans ses tableaux sous la forme de taches blanches qui séparent les formes peintes. Je peux aussi, à la façon du sociologue Pierre Bourdieu, considérer les commentaires très différents selon les catégories sociales au même tableau, comme des marqueurs sociaux. Mais, dans les deux cas, je me place à l’extérieur de la beauté qui n’est considérée que comme un prétexte, un signe (état psychique, détermination sociale) d’autre chose qu’elle-même.

Pour comprendre pourquoi la saisie de la beauté me donne du bonheur, il est essentiel de se déprendre de l’intelligence du sociologue qui est trop savant pour sentir la beauté : la science, par la distance qu’elle prend avec ce qui est, est inapte à nous faire comprendre la spécificité de l’attitude que nous devons prendre pour appréhender la beauté : « La science manipule les choses mais renonce à les habiter » écrit Merleau-Ponty dans L’oeil et l’esprit. Il faut, comme le dit Cézanne (et sa remarque vaut aussi pour celui qui regarde son œuvre) retrouver un contact primitif avec le monde, celui de la brute : «Au fond, je ne pense à rien quand je peins. Je vois des couleurs. Je peine. Je jouis à les transporter telles que je les vois sur ma toile. Elles s’arrangent au petit bonheur, comme elles veulent. Des fois, ça fait un tableau. Je suis une brute. Bien heureux si je pouvais être une brute… ». Cet état primordial est ce que l’on nomme sentir et non pas perception ; l’enfant est plus à même d’y accéder comme le jeune Campellone submergé par l’émotion lors de sa première venue à l’opéra car il ne peut pas confondre, comme l’adulte, l’œuvre comme signe (par exemple l’histoire et le livret de l’opéra qu’il entend et que désormais, devenu chef, il peut raconter) et l’oeuvre comme forme qui ne vaut que par et pour elle-même. L’enfant ne peut pas comprendre intellectuellement la complexité de l’histoire de l’opéra ; il est alors en situation, dans la forme musicale qu’il entend, de «dégager le son de la signification » (expression que le poète et penseur contemporain, Yves Bonnefoy, applique à la définition de la poésie. La poésie «réveille la matière sonore, le son inhérent aux phonèmes». Conférence intitulée « La parole poétique »). Il faudrait dire, plus justement, qu’il n’a pas à se déprendre de la signification que recherche l’adulte qui veut comprendre intellectuellement de quoi il s’agit ; il peut saisir la forme en elle-même.

Il nous faut donc, pour comprendre l’expérience singulière de la rencontre de la beauté, d’une part expliquer la séparation radicale entre la perception et le sentir, d’autre part savoir distinguer la saisie d’une forme et l’appréhension d’un signe.

(la suite est là)