(ce qui précède est ici)

« Le réel n’est jamais beau »

1° Percevoir n’est pas sentir ni imaginer.

Dans la vie courante nous disons indifféremment que nous percevons cette table ou que nous percevons ce tableau de Goya, ce qui laisse sous-entendre qu’il n’y a pas, dans les deux cas, de différence fondamentale d’appréhension du monde. De le même manière, il nous arrive de dire que nous percevons la salle de concert dans laquelle nous percevons l’exécution de la Symphonie n°4 de Mahler. Ce mode d’expression présuppose qu’il n’y aurait pas de différence fondamentale dans l’appréhension d’un objet quelconque dans mon monde (un livre, une table, une personne) et dans la saisie d’une production esthétique musicale. Tout en observant l’existence d’une spécificité des lieux dans lesquels je peux percevoir des œuvres d’art (musée, salle de concert etc.) et des objets perçus, la perception esthétique serait de même nature que la perception habituelle. Ce faisant, nous nous mettons en situation de ne rien comprendre à la spécificité de l’expérience esthétique. Il nous faut, au contraire, comprendre qu’il existe une différence de nature entre la perception habituelle et ce que l’on nomme, de façon non rigoureuse, la perception esthétique et qu’il est préférable de nommer, le sentir : perception et sentir sont exclusifs l’un de l’autre. Il s’agit de deux façons radicalement différentes de nous rapporter au monde. Dans la psychologie et la philosophie traditionnelle, il était difficile de différencier la perception, le souvenir et l’imagination. Les analyses du philosophe allemand Husserl ont permis de résoudre ces difficultés en montrant, par la notion d’intentionnalité, qu’il s’agissait, à chaque fois, d’une façon radicalement différente de me rapporter au monde. Quand je perçois dans la salle de concert, mes camarades, les musiciens qui se préparent, le chef qui arrive, je les pose comme étant présents, comme étant là « en chair et en os » (Husserl). Mais qu’en est-il lorsque la musique de Mahler se fait entendre ? Pour Husserl et pour Sartre qui prolonge, à sa façon, les analyses du premier, (voir Sartre, L’imaginaire, Folio. Conclusion. II) L’œuvre d’art), nous ne percevons plus mais nous imaginons, ce qui signifie que nous nous rapportons aux données de mes sens, d’une façon radicalement nouvelle, ce qui fait écrire à Sartre que «l’œuvre d’art est un irréel» (op. cit., p. 362).

a) «L’œuvre d’art est un irréel»

Dans l’imagination, je ne pose pas d’objet qui ne peut donc ni être au présent perception), ni au passé (souvenir) : il n’y a aucune activité de position; il y a une rupture, une neutralisation du réel dans lequel je suis (neutraliser signifie que je coupe les liens, que je suis indifférent à). L’acte imaginatif est à la fois anéantissant car il nie tout rapport à un monde ou un objet ; il est isolant car il ne s’intègre pas comme ma perception ou mon souvenir dans une continuité (en effet quand j’explore du regard les différents aspects de la salle de concert, mes différents points de vue ne sont pas séparés les uns des autres par des néants successifs mais s’intègrent les uns dans les autres et la même constatation peut être faite au sujet du souvenir) ; il est enfin constituant car il crée son propre objet. Dans la perception, je m’intéresse à l’objet et je rapporte cet objet à d’autres objets : percevoir un objet revient toujours à le situer dans un univers, dans un monde. Dans l’imagination, au contraire, il n’y a plus de monde, plus de rapports spatiaux et temporels avec les autres objets.
Appliquons comme le fait Sartre, ces caractéristiques à ma façon de me rapporter au monde lors d’un concert. Pour entrer dans l’univers de Mahler ou de Messiaen, il faut que je quitte le monde de la perception pour laisser place à ce que Husserl et Sartre nomment l’imagination (nous préférerons dire le sentir). Je ne dois plus faire attention à la situation dans laquelle je suis placée, mes amis, la couleur de la salle, la jeunesse du chef dont j’ai apprécié quelques jours avant, l’exposé sur ce concert: je dois neutraliser le réel perceptif. La beauté de la Symphonie de Mahler ou de Beethoven ne peut m’apparaître que si je parviens à faire abstraction de tout ce qui me rattache à mes préoccupations quotidiennes, à mes désirs, à mes attentes: «Je suis en face de la septième symphonie mais à la condition de ne l’entendre nulle part de cesser de penser que l’événement est actuel et daté (…). Dans la mesure où je la saisis, la symphonie n’est pas là, entre ces murs au bout de ces archets » (op. cit. p. 368 éd. Idées NRF ).
Notons d’abord l’erreur fréquente de Sartre dans ses analyses esthétiques quand il écrit que dans le moment esthétique « je suis en face » de la musique que j’écoute. Si je suis envahi par le bonheur lié à l’écoute musicale, je ne puis pas être «en face», car cette expression suppose, entre moi et la musique, une distance, une séparation, une conscience qui n’existe plus. Comme souvent, Sartre, en prolongeant la philosophie cartésienne, est victime de la conception intellectualiste du rapport de l’homme au monde qui rend impossible la compréhension de ce qui se passe dans l’écoute ou la vision de la beauté. Tant que je suis « en face » de quelque chose, c’est que je suis encore dans l’intentionnalité propre à la perception et je ne peux pas être présent à la beauté de l’œuvre d’art. (Merleau-Ponty a particulièrement critiqué la position intellectualiste qui présuppose toujours, chez Descartes, Sartre et même chez Husserl, un sujet qui vise le monde à partir de son entendement, méconnaissant par là un rapport premier, originaire avec le monde, qu’est le sentir et que l’art nous fait précisément retrouver. Quand Husserl puis Sartre insistent sur le fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose, ils développent une philosophie de la conscience qui ne peut pas nous permettre de comprendre le rapport de présence que nous avons avec le monde dans le sentir.)

(la suite est là)