En revanche, ce que Sartre, à la suite de Husserl, dit sur les modalités du rapport du monde dans l’imagination est pertinent. Pour passer de la perception à la saisie de l’oeuvre elle-même, il faut que je néantise, j’irréalise en quelque sorte tout ce qui me permet dans la vie quotidienne de me situer dans le monde : date et lieu du concert, reconnaissance des intruments qui jouent cette symphonie etc. C’est donc bien que l’oeuvre d’art me plonge dans un irréel qui est hors du temps, hors de l’espace. Elle est, en quelque sorte, indifférente au lieu et au temps de son exécution. La symphonie que j’écoute « je ne l’entends pas réellement, je l’écoute dans l’imaginaire ». C’est pourquoi, dans l’émotion esthétique, je suis transporté, arraché au temps et à l’espace habituel pour être, paradoxalement, plongé pour quelques instants dans une quasi-éternité de bonheur et de plénitude totale.
L’oeuvre dart, et mon être propre saisi par la beauté, sont hors du réel, hors de l’ex-istence, hors de la conscience du temps. Mais si je reste préoccupé par des désirs ou des urgences de la vie habituelle (travail qui reste à effectuer pour le lendemain ou plus simplement bruits parasites dans la salle …), je ne puis pas prendre l’attitude imaginante et je reste étranger à la beauté de l’oeuvre, en demeurant dans le monde de la perception. Mais si je parviens à entrer dans l’oeuvre, la rupture avec la perception est telle que, lorsque le concert est achevé, j’ai du mal à revenir au monde perceptif habituel, que Sartre qualifie de réel. (On pourrait d’ailleurs discuter cette opposition entre réel (monde de la perception) et irréel (monde de l’imagination) et inverser les concepts)
b) « Le réel n’est jamais beau »
Si nous acceptons l’essentiel de l’analyse de Sartre, qu’en est-il alors du statut de la beauté ? Dans la mesure où elle appartient à un autre monde que le monde réel de la perception, il faut en déduire qu’elle ne peut se trouver dans le monde réel : «le réel n’est jamais beau» car l’être du beau « ne saurait se donner à la perception » dans la mesure où il « est isolé de l’univers ». «La beauté est une valeur qui ne saurait jamais s’appliquer qu’à l’imaginaire et qui comporte la néantisation du monde dans sa structure essentielle« .
A cela on pourrait objecter que lorsque je reste en arrêt devant la beauté d’un lever ou d’un coucher de soleil, je contemple la beauté du réel. Ce serait ne pas comprendre que lorsque je saisis cette beauté, j’ai suspendu tout ce qui me faisait appartenir au monde de la perception, à savoir, le parcours pour me rendre au travail, les pensées diverses sur ce travail, mes craintes, mes attentes, mes désirs etc., bref, tout ce qui doit être neutralisé, selon Sartre, pour que je puisse accéder à la beauté. Inversement, la plupart du temps, pris par l’urgence et les nécessités de la vie quotidienne, je ne peux pas prêter attention à la beauté du monde qui m’entoure.
Sartre peut donc en conclure de façon apparemment surprenante que « L’extrême beauté d’une femme tue le désir qu’on a d’elle » (p. 372). Kant et Hegel avaient, à leur façon, déjà montré que l’œuvre d’art ne peut pas être l’objet d’un désir. Pour le premier, le beau est l’objet d’un plaisir paradoxalement désintéressé ; pour le second, « les relations de l’homme à l’oeuvre d’art ne sont pas de l’ordre du désir. Il la laisse subsister pour elle même, librement, en face de lui, il la considère, sans la désirer… ». Les analyses de Sartre, à la suite de Husserl, montrent que le paradoxe kantien n’existe pas puisque l’on n’est plus dans l’ordre habituel du désir et du plaisir ; la distinction kantienne ne pose pas de différence de nature entre le monde de la perception et le monde de l’imagination, entre ce que Sartre nomme le réel et l’irréel. Or, ce sur quoi insistent Husserl et Sartre, c’est précisément sur la rupture entre le monde du désir et le monde de la beauté ; ils sont exclusifs l’un de l’autre. C’est pourquoi la phrase de Sartre, tout en choquant l’opinion commune, se révèle particulièrement juste : soit je désire soit je saisis le beau ; aucun passage graduel de l’un à l’autre n’est possible.
Notons au passage que cette rupture a d’autres conséquences : elle interdit les contresens à la fois sur les rapports de la beauté à la vérité et à la morale. Pour qu’il y ait vérité ou morale, il faut qu’il y ait un monde, un réel dans lequel je me conduis et effectue des choix : « Il est stupide de confondre la morale et l’esthétique. Les valeurs du Bien supposent l’être-dans-le-monde, elles visent des conduites dans le monde … » (op. cit.).