Une bière pour la bière : plaisir de la première gorgée de bière ; bonheur épicurien de boire de l’eau ….
Peu d’étudiants ayant au programme le thème du plaisir, vont échapper au plaisir ( ?) de lire ou d’entendre parler en cours de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm. Mais peu liront (vacances obligent…) le texte que deux comédiens de talent, François Berléand et Charles Berling, traumatisés par une soudaine et inattendue taxe s’abattant sur la boisson en question, viennent de faire paraître dans le sérieux journal Le Monde du 27 octobre 2012. Se sentant égorgés par leur dernière gorgée future, ils s’en prennent à ceux qui veulent les transformer en ascètes du gosier. Mais en citant d’emblée Philippe Delerm pour interpeller le pouvoir, ils oublient de lire la troisième phrase de leur guide qui, parlant de la, tant redoutée par eux, dernière gorgée, ne sent en elle qu’un pouvoir illusoire: « La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir…». Vont-ils s’égosiller en v(a)in ? On pourrait même leur conseiller, pour éviter de tomber sous la coupe, ou plutôt sous le bock de la taxe, de suivre à la lettre (si l’on peut dire en ce liquide domaine) les conseils véritablement épicuriens de leur maître : ne boire que la première gorgée car « c’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. Mais la première gorgée ! ». Car jamais Epicure (le maître de ces maîtres) n’irait au-delà de cette première gorgée…. et jamais il ne fréquenterait, comme certains étudiants, les brasseries, pour soiffer un Sérieux ou une Pinte (50 cl). En fait, Epicure ne boirait pas de bière mais seulement de l’eau. Faudrait-il alors interpréter la rigueur du pouvoir taxateur comme une invitation à transcender le plaisir de la première gorgée de bière et le déplaisir de la dernière, pour atteindre … le bonheur ? Cela aurait au moins pour effet de nous désintoxiquer du faux-sens que nous faisons sur la notion de plaisir épicurien qui n’est pas, chez ce sage, du plaisir mais, en réalité, du bonheur. Bref, la lutte serait entre le bonheur de l’eau et le plaisir de la bière et le vrai sage épicurien prépare une bière de chêne pour la bière de houblon.
Vendanges en vue de la première gorgée de … vin … sans bière …
Un plaisir delermien minuscule.
Qu’en est-il de cette première gorgée de bière selon Philippe Delerm ? Entre-t-elle dans « les plaisirs minuscules » que l’auteur veut nous décrire dans ce livre au titre superfétatoire ? Car, par définition, le plaisir n’est-il pas minuscule ? Un plaisir majuscule ne serait plus du plaisir mais tendrait vers la joie ou le bonheur. Et ce qui est minuscule dans ce livre, c’est la forme de l’écriture choisie par l’auteur, en parfaite harmonie avec l’essence du plaisir puisque contenant (forme de l’écrit) et contenu (plaisirs divers) coïncident. N’ayant pas les exigences d’un éditeur qui doit trouver un titre qui se vend, nous proposerions de nommer ce livre : « Livre en minuscule de nos plaisirs de la vie quotidienne». Ajoutons que cette forme minuscule adoptée par cet auteur est significative de la mutation subie par l’art depuis quelques années : la littérature nous apportait le bonheur esthétique ; ici, la lecture ne peut nous donner que du plaisir : lourde chute ontologique.
Le présent du plaisir ; le seul plaisir du seul présent..
Il n’en reste pas moins que dans ce rapport à la gorgée de bière nous trouvons tous les signes de ce qu’il faut nommer plaisir. En effet, on est en présence d’un observateur-buveur qui effectue une sorte de phénoménologie du plaisir du boire spécifique à la bière. Jamais la conscience de notre phénoménologue ne s’absente car, dans tout plaisir, se maintient toujours une distinction entre un sujet sentant et un objet senti. Et tel un Descartes, cette fois épicurien, nous voyons devant nous, non pas un morceau de cire changeant d’apparences selon les effets que le milieu lui fait subir, mais un sujet décrivant les diverses sensations qu’il éprouve dans tout son être lors de cette rencontre plaisante : gorge, lèvres, palais, respiration, langue mais aussi vision de la couleur, de la situation générale … Cependant, on ne dira pas qu’il « est bière » mais seulement qu’il « a » du plaisir puisque jamais il ne perd la conscience de son corps et du monde. D’ailleurs le plaisir n’est pas irréductible dans sa venue à une certaine programmation consciente : «En fait, tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut: la sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini... ». Et malgré la plénitude de la jouissance obtenue, le sujet ne se perd pas non plus entièrement dans une durée pure qui serait celle du bonheur ; la conscience est encore en mesure d’apprécier ce moment de satisfaction puisque le « buveur » ressent la longueur de ce temps qui s’écoule positivement pour lui : « comme elle semble longue la première gorgée ». Et l’on n’oubliera pas l’analyse de saint Augustin montrant que le présent n’est pas mais qu’il n’existe que le présent du présent c’est-à-dire qu’il n’y a de présent que pour une conscience, une présence, qui pose ce présent du plaisir comme étant son présent. Ce qui revient à dire que le plaisir n’est pas suspension du temps, en dehors du temps, comme l’est le bonheur. Enfin, autre caractéristique du plaisir, celui-ci est vécu dans le présent qui constitue sa seule dimension et se projeter dans un futur qui devrait retrouver le plaisir qui s’estompe, c’est déjà être dans un plaisir perdu. (Nous avons donné ici, sans l’achever (plaisir oblige), une première gorgée des rapports du plaisir et du temps)