Plaisir, instant, présent : le plaisir de penser.
La pensée comme jouissance du plaisir
Le jeune mathématicien français, Cédric Villani, vient juste de faire paraître un livre très original intitulé « Théorème vivant» (Grasset) qui peut nous donner l’occasion d’esquisser une réflexion sur les rapports du plaisir et du temps. Toutes proportions gardées, beaucoup d’élèves de classes préparatoires, pourront y retrouver des états vécus par eux dans la tension des années concours. La singularité de ce livre tient au fait que son auteur y manifeste un grand plaisir à décrire à la fois son existence et ses résultats mathématiques (que l’on pourra, avec grand plaisir pour une fois, ne pas essayer de comprendre, et même de lire, puisque, de l’aveu même de ce chercheur et professeur, seuls les mathématiciens spécialisés dans son domaine de recherche sont susceptibles de comprendre (un peu) ce dont il s’agit). On en viendrait à se demander si Epicure a raison quand il n’accorde qu’à la philosophie le pouvoir de concilier plaisir et recherche : « Dans toutes les autres occupations le fruit ne se recueille qu’ultérieurement et avec peine. En philosophie le plaisir est contemporain du savoir. De fait la jouissance n’y vient pas après la recherche mais plaisir et recherche se produisent de concert » (S. 27). Certes, l’existence d’un chercheur est traversée souvent par le doute, le désespoir, l’angoisse (tel l’élève de Prépa avant une interrogation) de ne pas pouvoir fournir la preuve devant ses collègues de ce qu’il prétendait, quelques jours auparavant, avoir démontré ! « Des expériences, écrit-il, chargées tout à la fois de l’espoir de la découverte et de la frustration de l’imperfection, ou d’une preuve dont on sent qu’elle est fugitive. Mélange de bonheur et de douleur dans la recherche, plaisir de se sentir vivant, qu’accompagnent si bien les musiques débordant de passion« . (Au passage, notons que l’expression « le plaisir de se sentir vivant » permet de retrouver une distinction du grec archaïque oubliée par la philosophie, notamment platonicienne, entre le plaisir d’être (khairein) et le plaisir d’objet (terpein) comme plaisir de découvrir quelque chose, d’aimer quelqu’un etc.). Car au plaisir de chercher, l’auteur associe le plaisir de la musique accompagnant les étapes différentes de son existence ou encore le plaisir simple d’un tournoi de ping-pong entre mathématiciens dans la belle ville de Saint-Flour : « Une chanson sans titre de Jeanne Cherhal me replonge dans l’école d’été de probabilités de Saint-Flour, millésime 2005, celle dont j’ai gagné le tournoi de ping-pong sous les acclamations de la foule« . On sent bien que c’est le plaisir qui est la tonalité dominante de son existence, plaisir que l’on retrouve encore dans l’écriture de son récit qui aboutit en 2010 à l’obtention de la médaille Fields (considérée, dans le champ des mathématiques, comme un Prix Nobel accordé dans les autres disciplines). Il y a de l’Epicure chez ce savant dans la mesure où, chez le premier, on ne peut pas dissocier plaisir de la recherche et plaisir d’obtenir l’objet de la recherche. C’est dans la pensée en acte que le philosophe et ici notre mathématicien trouvent le plaisir non pas seulement d’objet mais d’être.
Le plaisir et le présent ou le présent du plaisir.
Quel est donc le rapport du plaisir et du temps ? Est-il possible de vivre de façon permanente sous le mode du plaisir ? Mais, par définition, le plaisir ne se déploie-t-il pas que dans l’instant, disparaissant presque au moment où il surgit ? On serait tenté de l’affirmer si on le compare à la joie et au bonheur (nous mettrons dans quelques temps sur ce site un petit exposé qui différenciera le plaisir de la joie et du bonheur). Cependant, le moment présent ne peut se réduire à n’être qu’un point ponctuel à la façon d’un instant mathématique. Et comme le montre Bergson dans « Matière et mémoire », « le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente celui là occupe nécessairement une durée. » (Lire ici le commentaire développé de ce texte de Bergson). Il serait donc plus juste de dire que le plaisir est intrinsèquement lié au présent, dimension du temps qui possède une certaine consistance, un certain être et l’instant n’est qu’un point ponctuel, lié le plus souvent à une appréhension intellectualisée du monde, qui n’a pas la densité d’un présent. Cependant le présent du plaisir se distingue du présent habituel dans la mesure où ni le futur ni le passé ne peuvent empiéter sur lui ; si c’était le cas, la satisfaction du plaisir s’atténuerait ou même disparaîtrait.