(Lien avec la question du rapport de l’instant et du plaisir)

Texte de Bergson sur le temps.

«Qu’est ce, pour moi, que le moment présent? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un instant mathématique. Sans doute, il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente celui là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée? Est ce en deçà, est ce au delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au delà tout à la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon passé d’abord, car le « moment où je parle est déjà loin de moi »; sur mon avenir ensuite, car c’est sur l’avenir que ce moment est penché … Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat ».

Henri Bergson: Matière et mémoire, p. 152

Introduction.

(Rappelons que l’introduction se situe avant le texte ou avant le sujet dans le cadre de la dissertation. Par conséquent, il est exclu de commencer par « Dans ce texte, Bergson nous dit que … » puisque l’introduction a pour but de nous amener au texte! On ne peut donc faire une introduction que lorsque l’on a repéré le thème du texte : ici l’interrogation sur l’essence du moment présent. On peut facilement le voir en lisant et la première phrase et la dernière qui confirme cette interprétation. L’introduction doit donc porter sur cette question et uniquement sur cette question.)
On pourrait dire ainsi que le temps nous apparaît dans la perception habituelle comme une succession d’états différents qui font que mon présent devient passé tout en s’ouvrant sur mon avenir. Mais alors, nous nous trouvons devant deux possibilités pour rendre compte de l’être du temps: soit mettre l’accent sur la rupture qui existe entre les trois dimensions du temps et notamment entre le moment présent et les deux autres dimensions du temps, soit, au contraire, saisir le temps dans sa continuité indivisible. Quel est donc l’être du présent et par là même du temps? N’est ce pas la question que se pose Bergson dans ce texte. Il s’agit là d’une question psychologique qui porte sur la façon dont je perçois le temps mais cette interrogation est essentiellement ontologique car je ne puis pas répondre à la question portant sur la nature du présent sans m’interroger également sur l’être même du temps.

Commentaire.

La question que pose Bergson dans ce texte est en effet de connaître la nature, l’essence, du moment présent ou ce qui lui est équivalent ici, de l’instant présent. La façon la plus spontanée de répondre à cette question consiste à comparer le présent aux autres dimensions du temps que sont le passé et l’avenir. Or la définition de Bergson fait d’emblée surgir un paradoxe. Lorsque nous voulons donner l’essence d’un être, nous essayons de livrer de celui ci ce qui est stable, ce qui de¬meure par delà les changements. Telle est bien la tentative que nous voyons chez Socrate et chez Platon. Si je veux donner l’essence de la neige, je ne tiens pas compte de ses changements empiriques qui fait qu’elle peut être plus ou moins épaisse, étalée sur une surface plus ou moins grande etc. Car ces différents éléments ne peuvent perturber la nature, l’essence de la neige qui, par définition, ne change pas. Il en est de même de l’essence du grand qui n’est pas plus ou moins grande mais qui demeure identique à soi (Phédon, 74c sq. et 78d : l’égal en soi, le beau en soi « comporte en soi et par soi une unique forme … reste toujours semblablement même que soi, sans accueillir a aucun moment, sur aucun point, en aucune façon, aucune altération« ). Or quelle est l’essence du moment présent et, d’une façon plus générale du temps, selon Bergson? C’est le fait qu’il s’écoule, c’est sa fluidité car il écrit que le « propre du temps est de s’écouler« . On voit donc la difficulté à laquelle nous sommes confrontés pour définir le temps et le moment présent. L’essence fixe, arrête, pour définir, or le temps est selon Bergson, ce qui s’écoule donc ce qui ne peut, sinon en le défigurant, être défini, fixé, arrêté. Mais ce dernier paradoxe est redoublé aussitôt par un second qui porte sur la définition du présent. Car le présent que l’on se représente généralement comme un moment qui persiste, qui est, se voit, lui aussi, défini selon Bergson par l’écoulement.

Quelle est donc la conception du temps de Bergson, son ontologie? C’est, essentiellement, que cet être n’a pas d’être ou, plus justement, son être ne persiste pas, ne demeure pas en lui même mais est un être fluent, mobile qui, tout en gardant sa stabilité, est en constant mouvement.
Mais comment concevoir la nature de l’instant qui est l’écoulement même du présent? Pour dévoiler son essence, Bergson distingue deux types d’instant ce qu’il nomme l’instant mathématique et l’instant réel ou, ce qui revient au même, le présent mathématique et le présent réel. Les caractéristiques du premier sont au nombre de trois. Il est d’abord idéal ce qui signifie qu’il ne peut pas s’agir d’un présent effectif, réel car nous savons que la droite mathématique n’existe pas empiriquement mais seulement en pensée. Cette idéalité de l’instant mathématique vient du fait qu’il est purement conçu, pure pensée du mathématicien, pur produit de son objectivation, de sa façon de se représenter ce qui est. C’est l’abstraction, la séparation des mathématiques par rapport à l’expérience sensible qui permet de concevoir un instant pur transformé en un point, en une limite indivisible. Bref, quand nous voulons nous représenter l’instant et plus généralement le temps, nous les spatialisons: « nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simulta¬nément non plus l’un dans l’autre mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue et la succession prend pour nous forme d’une ligne continue ou d’une chaîne dont les parties se touchent sans se pénétrer … »
Mais dans la vie empirique, c’est à dire dans l’espace et dans le temps vécus et non pensés, intellectualisés, il n’y a pas de limites nettes, pures; on peut toujours passer insensiblement d’un point à un autre; on peut insensiblement prolonger une ligne car sa limite n’est jamais absolue mais toujours indécise et mouvante. L’intérêt de l’abstraction mathématique est de pouvoir arrêter, fixer, limiter absolument les figures sur lesquelles elle pense. Certes, la figure sensible sur laquelle je raisonne n’est jamais juste, parfaite mais la pensée que je porte sur elle, la pense comme étant parfaite et idéale. Mais, selon Bergson, un tel temps mathématique défigure, ne rend pas compte du temps et de l’instant réel.
Ce dernier, en effet, s’oppose en tout point au temps mathématique. A l’idéalité de celui ci, Bergson oppose le caractère concret; au caractère purement conçu, il oppose le vécu; à la limite indivisible, il oppose l’absence de limite fixe et claire. En effet, l’instant mathématique est ponctuel, sans consistance; il a un être comparable au point mathématique qui, par définition, n’a aucune grandeur et n’est constitué d’aucunes parties. Mais alors, selon Bergson, comment le temps pourrait-il présenter une continuité s’il n’est constitué que de points sans épaisseurs, sans consistance, discontinus? Il faut donc en revenir au seul temps réel qui est le temps vécu et délaisser le temps abstraitement pensé par les mathématiciens. Bergson nomme cette consistance de l’instant, durée. Mais pour rendre compte de la durée de cet instant, paradoxalement et contradictoirement, Bergson fait appel à ce point mathématique dont il vient pourtant de dire qu’il ne convient pas pour définir le temps et l’instant. D’ailleurs dans toute son œuvre, Bergson répétera que la pensée analytique, déductive, scientifique ne peut que dénaturer le temps réel. A vrai dire, ce recours au point mathématique sert d’image spatiale car on ne peut pas parler facilement du temps qui est, écoulement; le seul recours consiste alors à le spatialiser, à placer des points, de repères dans l’espace qui donneront des limites pensables (c’est ainsi que l’on définit le plus souvent l’instant comme un espace de temps et l’on sait que la science n’a pas trouvé de meilleure manière pour dominer le temps et le penser que de le transformer en espace). Ainsi, chaque point détermine, par sa propre position, un en deçà et un au delà par rapport à lui même. Mais, en disant cela, nous ne nous sommes pas éloignés de ce que fait le mathématicien qui place sur l’axe des ordonnées des points qui correspondent à des unités de temps.
La réponse de Bergson va consister à casser l’aspect discontinu, ponctuel, sans densité et prolongement du point mathématique. Car l’instant du temps réel c’est à dire du temps vécu est un mixte, un mélange. Loin d’être homogène et purement ponctuel, l’instant est bien un mixte, un mélange, un tout hétérogène puisqu’il intègre en lui à la fois le passé et l’avenir et c’est cela qui lui donne sa durée, son épaisseur, sa densité bref, sa réalité que n’a pas le temps mathématique. Le présent est lourd et plein du passé qu’il retient encore et de l’avenir sur lequel, inséparablement, il s’ouvre. Le présent est la dialectique constamment renouvelée du présent devenant passé et de l’avenir devenant présent. Bref, loin d’être un point, il serait, si l’on veut garder une image spatiale, un véritable espace enfermant en lui même les deux axes du passé et de l’avenir ; il est à l’image du fleuve qui cou¬le sans discontinuité et rupture.
On voit donc que la définition du présent par Bergson a pour caractéristique essentielle de mettre l’accent non pas sur son aspect ponctuel, discret mais au contraire sur son épaisseur, sa consistance, sa durée, sa continuité. Certes, le temps est changement, écoulement mais celui ci s’effectue sans rupture en raison même de la densité du présent. Dans le temps mathématique constitué de points séparés les uns les autres, on ne peut pas comprendre ce phénomène d’écoulement alors que si je place à l’intérieur même de mon présent le passé immédiat et l’avenir immédiat, il n’y a aucune rupture puisque ce qui est immédiat, par définition, est ce qui exclut toute médiation, tout intermédiaire donc toute rupture. Le temps est continuité, homogénéité, durée. On comprend mieux l’image que Bergson donne du temps quand il le compare à une mélodie. Celle ci forme un « tout indivisible et indestructible » dans laquelle « le passé entre dans le présent et forme avec lui un tout indivisé« . Lorsque nous écoutons une mélodie, nous ne la saisissons pas comme une succession d’instants séparés les uns les autres mais comme un tout organique. La mélodie est appréhendée dans l’identité d’un même être, d’un même substrat qui unifie les notes différentes et successives. Ceci correspond à ce qu’il nomme l’intuition du temps que nous perdons quand nous voulons nous le représenter intellectuellement. En effet, pour comprendre, nous analysons, nous découpons le réel vécu du temps et nous le dénaturons comme on l’a vu dans l’analyse du temps mathématique. « Au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps indéfiniment divisible, nous apercevons la fluidité du temps réel qui coule, indivisible« .

Discussion.

Il est difficile de dire l’être du temps. Ainsi saint Augustin écrit dans ses Confessions: « Qu’est ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais. Si je veux l’expliquer à quelqu’un qui me le demande, je l’ignore. »
Quelle est donc l’ontologie qui est immanente à la pensée de Bergson dans ce texte concernant le temps? Elle consiste à définir le temps par sa continuité. Certes le temps se déploie et se différencie selon les trois dimensions du présent, du passé et de l’avenir mais la conception bergsonienne au lieu de mettre l’accent sur la différenciation et la distinction insiste sur la continuité dans la différence. De même l’instant n’est plus défini chez lui comme une limite ponctuelle mais comme une surface embrassant et unifiant dans une même unité présent, passé et avenir. Mais, alors, si le temps est pure continuité, pure fluidité, n’y a t il pas le risque de nous perdre dans ce flux et en même temps de le perdre. Car nous ne pouvons percevoir quelque chose sous fond d’hétérogénéité. Ne risquons nous pas de tomber dans une extase permanente ou si l’on veut dans un éternel présent ?
C’est pourquoi, on pourrait, semble-t-il, inverser la thèse de Bergson pour affirmer que la seule réalité du temps n’est pas la durée mais l’instant. Au lieu de ne voir que l’être, la durée dans le temps, Bachelard affirme que « le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux néants » (L’intuition de l’instant, p. 15). La durée n’est alors qu’une continuité imaginaire qui n’est construite que sur des intervalles de néant. « Rien ne nous autorise à affirmer la durée. Tout en nous en contredit le sens et en ruine la logique. » C’est ainsi que pour Bachelard, le temps est décrit et ressenti comme discontinu et l‘instant n’est qu’un point ; caractéristiques qui prennent le contre-pied évident de l’analyse bergsonienne. Sur ce point, l’analyse de Bachelard peut se fonder sur la théorie métaphysique cartésienne de la création continue qui correspond à une conception discontinue de la création et du temps. Si Dieu ne renouvelait pas et ne continuait pas la création d’instant en instant, le monde disparaîtrait. Chez Descartes comme chez Bachelard, le monde et le temps ne possède pas suffisamment de force pour se maintenir dans l’être ; le néant est là qui succède à chaque instant sans continuité. On sait que dans le mo¬ment, certes provisoire du cogito, la vérité ou mieux, la certitude de ce dernier n’est valable que dans l’instant où je le prononce. Rien ne m’assure que si je n’y pense plus, sa certitude se prolongera dans l’instant suivant.
Pour justifier son point de vue, Bachelard fait appel à une image musicale comme le faisait Bergson avec la mélodie. Mais, cette fois ci, Bachelard insiste sur le fait qu’il est inexact de croire que dans un orchestre, il y a toujours un instrument qui joue (durée, continuité de Bergson). En fait, la musique est fondée sur la cadence des instants : « ce n’est pas la croche [instant] qui est faite avec des morceaux de blanche [durée], mais bien la blanche qui répète la croche. C’est de cette répétition que naît l’impression de continuité » (p. 48). La conception bachelardienne du temps retrouve celle de Proust qui concevait la vie comme une simple collection de moments. Par sa recherche du temps perdu, Proust aboutit à la saisie du bonheur et de moments retrouvés. Mais ces moments sont des vases clos fermés sur eux mêmes, présentant leur qualité propre et exclusive et ne communiquant pas avec les autres. Comme le montre Georges Poulet dans son analyse du temps chez Proust (Etudes sur le temps humain), la durée proustienne n’a rien de semblable à la durée bergsonienne. Chaque moment retrouvé est un atome de temps plein séparé par un temps vide des autres moments: « nous ne revivons pas nos années dans leur suite continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou l’insolation d’une matinée ou d’un soir, recevant l’ombre de tel site isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste » (Le côté de Guermantes) ; ou encore « ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible » [nous retrouvons ici les mêmes concepts que ceux utilisés par Bergson mais pour les rejeter]. Ils se composent d’une infinité d’amours, successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue, donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité ». Ici le temps n’est plus une « continuité mélodique » comme le dit Bergson, elle est au contraire une simple pluralité de moments isolés les uns les autres. Il serait donc inexact de penser que la mémoire nous restitue la vie dans sa continuité mais nous ne recueillons, selon Proust, qu’une « simple collection de moments« .

Que penser de ces deux thèses contradictoires concernant la continuité ou la discontinuité du temps. Il nous semble que poussées à bout ces deux thèses aboutissent à des conclusions intenables: en effet, si le temps était totalement discontinu, pur succession d’instants non liés entre eux, nous n’aurions pas conscience d’une unité du temps qui disparaîtrait en tant que tel ; c’est la faiblesse du phénoménisme qui aboutit à un mobilisme permanent dans lequel tout est différent à chaque instant donc rien n’est. Ceci fait penser à la conception de Héraclite affirmant qu’il n’y a pas d’être : le temps est donc semblable à un enfant qui joue aux dés ; à chaque instant il jette les dés et le résultat est imprévisible dans la mesure où il n’a aucun lien avec celui qui le précède.
Mais inversement, si le temps n’était que continuité, flux uniforme dans lequel le passé coulerait insensiblement dans le présent, nous perdrions également toute conscience du temps ; nous tomberions dans une extase permanente ou si l’on veut dans un éternel présent. Il faut donc qu’il y ait une certaine discontinuité ou hétérogénéité à l’intérieur du temps pour que nous en gardions conscience. Les deux thèses opposées poussées à bout aboutissent à une négation du temps : dans la première, il n’y a pas d’être, donc pas de temps (Héraclite) ; dans la seconde il n’y a que de l’être (Parménide), donc pas de temps non plus car nous sommes dans l’éternité.