Pourquoi l’homme n’atteint pas le « bonheur-plaisir » par et dans la vie économique ?

(épisode précédent ici)

Tous ces flottements que nous venons de voir à propos du plaisir ou du bonheur montrent la difficulté qu’il y a, en général, à trouver les essences des concepts que l’on emploie (ce fut le travail de Socrate) et, en particulier, celui de plaisir (nous ne traiterons pas pour le moment une autre banalité qui va remplir les copies, à savoir, la soi-disant impossibilité de définir le plaisir car on ne pourrait pas exprimer un état que l’on ressent). Mais nous voudrions finir ce développement sur les confusions conceptuelles, par une réflexion sur les raisons pour lesquelles l’homme semble toujours déçu lorsqu’il obtient, par l’amélioration de l’économie, des objets de consommation dont il espérait plaisir et bonheur (restons encore ici dans la confusion conceptuelle habituelle que nous venons de dénoncer). Peut-être apercevrons-nous qu’il est impossible d’avoir un discours pertinent sur le plaisir si l’on fait l’impasse d’une anthropologie c’est-à-dire si l’on ne réfléchit pas sur l’essence de l’homme. L’homme est-il un être de besoins et/ou de désirs ? Quel rapport existe-t-il entre la satisfaction d’un besoin (s’il existe chez l’homme au sens fort de ce terme) et celle d’un désir? Quel type de satisfaction recherchons-nous lorsque nous désirons ? Sommes-nous à la recherche d’un objet ? Si l’économie nous apporte constamment des objets à consommer, pourquoi serions-nous déçus une fois qu’on les a obtenus ? Ne serait-ce pas que parce que, contrairement à ce que pensent les économistes, nous ne rechercherions pas des objets dont nous aurions besoin ? Comment articuler plaisir, bonheur, besoin, désir ? Cela est impossible si nous ne mettons pas en place une réflexion sur l’essence de l’homme, bref, une anthropologie.

Quelles sont les raisons avancées par l’économiste, Daniel Cohen ?

1° L’habitude comme fin du plaisir ?

La première, de nature psychologique, serait que l’homme a une capacité infinie à s’adapter aux situations qui fait qu’il « tend à toujours remettre les compteurs du bonheur à zéro ». Traduisons bonheur en plaisir : une fois le plaisir obtenu, l’homme se lasserait et ne ressentirait plus la positivité de cet état. Faut-il en déduire que le plaisir n’existerait que dans l’instant où l’on comble un manque ? N’est-ce pas le propre du plaisir que de ne pas avoir de consistance, de durée ? Ne faut-il pas aussi penser que c’est ici le couple manque-satisfaction qui est essentiel dans l’apparition du plaisir ? Si cette hypothèse était la bonne, la disparition du manque lors de la satisfaction rendrait impossible le maintien du plaisir. En ce cas, ce ne serait pas l’effet de l’habitude qui détruirait plaisir et bonheur (au sens vague) mais simplement la disparition d’un manque à combler pour éprouver du plaisir : n’est-ce pas ce qui se passe, par exemple, dans le plaisir de manger qui disparaît par saturation et qui ne peut renaître que s’il y a, à nouveau, manque : les hédonistes (et non les épicuriens) se faisaient vomir pour éprouver à nouveau un manque, un besoin, annonciateur d’un nouveau plaisir. Ce n’est donc pas tant l’adaptation aux situations qui annihilerait le sentiment de plaisir-bonheur que la nature même du plaisir et les raisons de son advenue.
(Reste bien entendu la question de savoir si tout plaisir advient à la suite d’un manque que l’on parvient à combler. Le plaisir ne peut-il pas surgir indépendamment d’un manque préalablement éprouvé ? N’existe-t-il pas une positivité du plaisir qui n’exigerait pas une frustration préalable ? Nous ne sommes pas très loin de la dispute entre les épicuriens et les stoïciens. Pour Epicure, « tous les vivants, dès leur naissance, recherchent le plaisir, et fuient la douleur » et « la nature nous y porte dès l’enfance« . Alors que pour les stoïciens, ce n’est pas le plaisir que recherchent les vivants mais seulement l’épanouissement de leur être. Le plaisir n’est pas premier mais peut surgir à l’occasion de la satisfaction d’un besoin. Certes, on pourrait objecter aux épicuriens que le nourrisson qui prend plaisir à téter ne trouve cette plénitude qu’à l’occasion de la satisfaction d’un besoin mais, pour eux, il y a bien un plaisir qui ne vient pas d’un manque préalable et le véritable plaisir est un plaisir « sans mouvement », donc sans manque. Le bien suprême se caractérise par un plaisir en repos et lié au repos de notre constitution. Les épicuriens distinguent en effet deux types de plaisir, un plaisir en mouvement ou plaisir mobile et un plaisir stable ou en repos dit catastématique (katastèmatikè). Le premier est né de la satisfaction d’un besoin comme le fait de boire ou de manger ; il est lié au temps puisqu’il se rapporte au dynamisme du désir. Alors que dans le plaisir en repos, catastématique, le sage, par l’ataraxie, sort véritablement du temps Mais on peut alors affirmer qu’un état de satisfaction durable, en repos, n’est plus du plaisir mais du bonheur : « la santé du corps, la tranquillité de l’âme sont la perfection de la vie heureuse« . Il faut donc éviter de penser que le plaisir du sage épicurien est un plaisir au sens rigoureux de ce concept).

(à suivre ici …)