A quoi bon expliquer une œuvre d’art ?

Paradoxalement les deux sujets de dissertation de la série A sont presque … identiques. En effet si l’on explique une œuvre d’art, c’est que l’on montre les conditions qui l’ont rendue possible, ce qui ne peut se faire qu’en plaçant l’analyse à effectuer … dans le temps !!

Il faut d’abord déployer les conditions qui rendent possible une œuvre d’art :

On peut, pour trouver l’essence de l’art et d’une œuvre d’art, dégager 6 conditions de possibilité nécessaires et suffisantes.

  • une matière: l’œuvre d’art s’inscrit dans le sensible (ce sensible peut être de nature différente : couleurs, sons mais aussi mots)
  • une action(que l’on nomme production ou création) sur cette matière (trans-formation)
  • cette action est génératrice d’une forme(qu’on ne confondra pas avec un signe ou une image : voir ici) qui doit être singulière (qui se reconnaît dans le style propre à chaque artiste) : l’artisan n’est pas un artiste car il ne crée pas un style en suivant des règles précises. L’artiste est qualifié de génie car capable de créer sans règle préalable (“Toujours, nous serons tentés de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image qui implique la représentation d’un objet et surtout avec celle de signe. Le signe signifie alors que la forme se signifie“. Henri Focillon
  • cette singularité a, en droit, une valeur universelle(même si elle n’est pas toujours reconnue comme telle dans la réalité)
  • cette forme est belle(elle n’est pas vraie ou utile ou morale ou immorale etc.)
  • cette forme belle produit quand on la contemple une joie, mieux, un bonheurle bonheur du sentir (voir ici les développements sur ce point).

Expliquer consiste à déplier, à déployer les causes qui produisent tel ou tel effet.

Donc l’intitulé présuppose ou accorde qu’une œuvre d’art comme réalité matérielle puisse être l’objet d’une analyse qui rende compte de ses conditions de production (vie de l’auteur, époque de la création, conditions physiques, sociologiques, historiques, psychologiques  etc.).  La question ne porte pas tant sur la question de savoir si l’on peut expliquer une œuvre d’art (ceci est accordé) mais sur la fonction, l’intérêt, la finalité d’une telle explication.

L’expression « fatiguée » de « à quoi bon » engage le lecteur à penser que cette tâche est bien inutile ! On pourra donc jouer sur au moins deux sens du mot sens : celui de direction (comme dans sens interdit) et celui de signification.

On pourrait montrer dans une partie que l’explication de l’oeuvre d’art pourrait nous montrer l’ordre des causes qui nous conduit à la production elle-même de l’oeuvre.

Ne pourrait‑on pas essayer d’expliquer l’oeuvre d’art par la psychologie de l’artiste ? Ne pourrait‑on pas trouver dans l’inconscient de l’artiste l’explication de ses créations ? Ceci permettrait de recourir à une explication causale de l’instauration des formes esthétiques. C’est ainsi que Freud essaie de saisir comment les névroses des artistes s’expriment à travers leurs créations esthétiques. Celles‑ci seraient des subli­mations, des transformations de pulsions en formes esthétiques. L’artiste serait un être déçu par la réalité et qui essaierait de parvenir à une satisfaction de ses pulsions par la création esthétique. C’est ainsi que dans son livre intitulé Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Freud essaie de montrer que cet artiste a réussi à transformer et à sublimer son homosexualité refoulée en formes esthétiques. Car la « pulsion sexuelle est tout particulièrement appropriée à abandonner son but immédiat en faveur d’autres buts non sexuels et éventuellement plus élevés dans l’estimation des hommes » notamment de l’art. On pourrait noter facilement dans la vie de Cézanne et dans sa personnalité des traits patho­logiques ayant joué un rôle essentiel dans sa création. Ainsi, à la fin de sa vie, il écrit à Emile Bernard à l’âge de 67 ans : « je me trouve dans un tel état de troubles céré­braux, dans un trouble si grand, que j’ai craint à un moment que ma frêle raison y passât » (op.cit. p.47) ; il est incapable d’avoir des relations souples avec autrui ; il ne peut pas affronter de situations nouvelles ; il a une peur maladive qu’on lui mette le « grappin dessus » et refuse qu’on le touche. Tout ceci renvoie à une constitution schizoïde que l’on trouve chez d’autres peintres comme le Greco. Faut‑il alors vouloir expliquer c’est‑à‑dire rapporter à des causes pathologiques la genèse de son oeuvre ? En réalité s’il est vrai que cette oeuvre est liée étroitement à sa constitution psychologique, le propre du génie artistique est de lui donner sens par cette oeuvre. Il y a une rencontre étroite entre cette volonté de dire la nature inhumaine qui se trouve en‑deça de l’humanité toute faite, de telle sorte que les toiles de Cézanne donne un sens métaphysique à la maladie ; celle‑ci devient une possibilité de l’existence manifestée à travers son oeuvre. Il y a bien un rapport entre l’oeuvre et la maladie mais il n’est pas de nature causale, réductrice.

On pourrait ajouter que Freud ne pense pas que cette explication par la sublimation des pulsions ne rend pas compte de la spécificité de la création esthétique : « L’analyse ne peut en effet rien nous dire de relatif à l’élucidation du don artistique, et la révé­lation des moyens dont se sert l’artiste pour travailler… ». On ne peut pas rendre compte du génie de Van Gogh en faisant appel à sa schizophrénie et comme on a pu le dire tous les malades mentaux ne sont pas des artistes. On pourrait dire, si l’on tient à parler de la création esthétique en termes psychanalytiques, que l’artiste est celui qui a une « con­naissance pas les gouffres » (Henry Michaux). L’artiste est celui qui côtoie la folie s’en appro­che d’une façon hyperbolique, sans y tomber, sous peine de se perdre en tant qu’artiste : « Je me suis promenée au bord de la Folie » écrit René Char. Il aurait le privilège d’accé­der plus facilement aux données du çà, au processus primaire sans être submergé par lui à la différence du psychotique ; idée qu’exprime peut‑être Rimbaud quand il écrit « Je suis maître en fantasmagories » (Nuit de l’enfer). De toute façon, plutôt qu’un névrosé et un malade, il vaudrait mieux présenté l’artiste comme un thérapeute dans la mesure où il don­ne au spectateur une expression sublimée et curative des pulsions refoulées. Oedipe et Hamlet permettent ainsi au spectateur d’assouvir des désirs incestueux.

La sociologie ne serait-elle pas une meilleure voie pour tenter d’expliquer une oeuvre d’art ?

On a voulu parfois rendre compte également de la création par des déterminismes qui viennent de la société. On trouve dans l’Esthétique de Hegel des considérations portant sur le rapport entre les types de sociétés et les formes d’art mises en place. Il y a pour lui un lien étroit entre l’art et le développement social et politique d’une époque. Ainsi  l’absence de mouvement caractéristique de la statuaire égyptienne (« d’une façon générale, ce qui manque aux figures et à leurs formes, c’est la grâce et la vie qui résultent pour ainsi dire d’une vibration organique des lignes » p.195, T.3, Champs Flammarion) est un re­flet de la société égyptienne privée de liberté ; l’art grec reflète l’harmonie de la cité d’Athènes et il permet même aux Grecs de prendre conscience de leur subjectivité et de leur bonheur.

Marx, en prolongeant cette façon de penser, affirme que les productions esthétiques peuvent être expliquées par les forces matérielles qui existent dans une société donnée car « la production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directe­ment et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes » (I­déologie allemande). Il va même beaucoup plus loin quand il écrit à la suite : « Et même les fantasmagories dans le cerveau humain (on peut penser aux créations de l’imagination que sont les hommes) sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement… » (ibid). La conséquence est que la production esthétique ne serait en rien autonome par rapport à la vie matérielle d’une so­ciété donnée ; elle n’en serait que le pur reflet.

Mais cette explication, autre partie à faire, ne peut pas nous donner la signification de l’oeuvre elle-même car l’art est transcendant aux conditions qui ont été à l’origine de sa production. Et ce sens réside non pas dans une signification de nature intellectuelle mais dans le troisième sens du mot sens , à savoir, le sentir.

Il n’en reste pas moins qu’il serait facile de montrer que si l’on peut (en partie) expliquer la production d’une œuvre, ce que l’on obtient est un produit dont l’art s’est absenté ! Le plus bel argument serait donné par Marx qui, dans son travail, a toujours essayé d’expliquer le comportement et la production des hommes mais, qui, dans ses derniers textes, rend les armes devant les œuvres d’art en constatant que celles-ci  échappent aux conditions qui les ont fait naître !!!! Marx affirme que les productions esthétiques peuvent être expliquées par les forces matérielles qui existent dans une société donnée car « la production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directe­ment et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes » (I­déologie allemande). Il va même beaucoup plus loin quand il écrit à la suite : « Et même les fantasmagories dans le cerveau humain (on peut penser aux créations de l’imagination que sont les hommes) sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement… » (ibid). La conséquence est que la production esthétique ne serait en rien autonome par rapport à la vie matérielle d’une so­ciété donnée ; elle n’en serait que le pur reflet.

Mais le Marx de la maturité est contraint de revenir sur ces affirmations trop brutales. Certes, il faut bien remarquer que l’art grec ne peut avoir été produit que dans une certaine société possédant un certain mode de production matérielle. On ne peut plus faire aujourd’hui l’Iliade » et l’Odyssée de Homère ; la mythologie grecque ne peut pas être produite dans une culture qui a une conception différente de la nature. Mais si l’art grec était strictement lié et déterminé par la vie matérielle grecque, on ne comprendrait pas pourquoi on peut être aujourd’hui encore touché esthétiquement par ces œuvres. Le rapport infrastructure‑superstructure n’est donc pas aussi mécanique que le pensait le premier Marx car l’art est une activité qui, si elle prend naissance dans une société particulière, est en mesure soit d’anticiper soit de toucher bien plus tard, éternellement pourrait‑on dire, des spectateurs. Enfin, la création esthétique ne peut pas se réduire à des rapports de classe, à de simples déterminismes sociaux ou psychologiques ou mêmes physiologiques.

Bref, l’oeuvre d’art étant transcendante aux conditions dans lesquelles elle est apparue, l’explication ne peut atteindre que les œuvres quelconques mais pas les œuvres d’art. L’oeuvre d’art ni ne s’explique ni ne se comprend, elle se sent.