Résumé de ce qui précède : en philosophie (c’est LA leçon de Socrate-Platon), il est indispensable d’employer, et surtout de connaître, les concepts dans leur sens fort (tous les dialogues socratiques commencent par la question « qu’est-ce ? » posée aux hommes politiques, aux artistes, aux sophistes etc. qui échouent lamentablement à répondre correctement à cette demande qui porte pourtant sur leur domaine d’activité respectif). L’étudiant qui rédige sa dissertation est obligé (puisqu’on exige de lui qu’il fasse preuve d’une réflexion philosophique), de n’employer les concepts que dans leur sens fort, ce qui signifie dans leur essence. L’essence est ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et non pas autre chose : l’essence du plaisir est ce qui fait qu’il est plaisir et non pas joie et non pas bonheur. (En quoi consiste ce travail de recherche des essences ? voir ici). (Vous devez donc, au cours de l’année, dégager toutes les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’il y ait plaisir au sens fort du terme).

Or nous venons de voir que même les scientifiques, (ici les biologistes généticiens), ne parvenaient pas à faire preuve d’une rigueur suffisante dans l’emploi des concepts de plaisir et de bonheur. En est-il de même dans les sciences humaines et plus précisément chez les économistes et les sociologues ? L’enjeu est encore plus important dans la mesure où l’économie, pour se constituer comme science des agents économiques, ne peut pas être totalement indifférente à la question du plaisir ou du bonheur dans le comportement des producteurs ou des consommateurs. Cette question était même au cœur de l’économie, si l’on songe aux travaux de Jeremy Bentham (1748-1832) qui pense que chaque homme recherche à maximiser » son bonheur en calculant la somme des plaisirs et des peines.

Economie et bonheur, plaisir, satisfaction …

Le livre de l’économiste Daniel Cohen, professeur à l’école normale supérieure, intitulé « Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux » (Albin Michel, sept. 2012) pourra nous servir puisqu’il y est précisément question de l’opposition, de plus en plus grande à l’intérieur de nos sociétés, entre l’aspiration au bonheur des individus et l’organisation économique de celles-ci. Cela peut se voir d’abord dans le rapport que l’homme contemporain entretien avec le travail. L’instauration du capitalisme financier a eu pour effet d’introduire à l’intérieur des entreprises une logique de la compétition (à l’aide de primes, de bonus individualisés) au détriment d’une logique de la coopération. Cela a pour effet, selon Daniel Cohen, de détruire le plaisir que l’on pouvait parfois trouver dans le travail : « Ainsi la spécialisation des entreprises, le recours à la sous-traitance, à la délocalisation ou encore à l’intérim se sont développés, avec pour seul objectif, non pas l’efficacité au sens technique du terme, mais le profit. Les salariés perdent de l’appétence, de la confiance et du lien. Quand la valeur travail s’abîme ainsi, c’est-à-dire l’envie de travailler, il faut augmenter les incitations économiques pour obtenir des gens qu’ils travaillent quand même ou il faut durcir les sanctions s’ils ne le font pas. » Par valeur-travail, il faut entendre le souci de bien faire, d’être respecté par ses collègues mais aussi la satisfaction et le plaisir que cette activité peut apporter.

Mais le point essentiel de l’analyse de Daniel Cohen porte sur les rapports entre l’économie et le sentiment de bonheur au sein des sociétés. Il rapporte les résultats des travaux de l’économiste Richard Easterlin, père des analyses économiques du bonheur, qui montre qu’en Chine « malgré une multiplication par quatre du revenu moyen en 20 ans … la rivalité sociale exacerbée réduit le bonheur chinois ». Ce désenchantement se retrouve dans la plupart des sociétés dont l’économie est suffisamment développée. Et Daniel Cohen cite l’économiste Bruno Frey qui « a distingué deux catégories de biens qui rendent les gens heureux : les biens extrinsèques et les biens intrinsèques. Les premiers sont ceux qu’on acquiert parce qu’ils vous donnent un statut, une grosse voiture, une résidence chic, qui vous permettent de gagner la lutte sociale du prestige. L’autre catégorie est formée des plaisirs plus silencieux, ceux que procurent une conversation avec des amis, un livre qui vous élève, l’amour de ses proches. Sauf à être un saint ou un mondain, il faut certainement des deux types de biens pour être heureux. Mais le problème est que les gens tendent à sous-estimer la satisfaction que leur offrent les biens intrinsèques » (Nouvel Observateur du 30/08/2012).

Mais pourquoi les gens sont-ils déçus alors qu’ils obtiennent les biens qu’ils désiraient ? Quelle est la nature de la satisfaction que peut nous donner l’économie ? Les économistes sont-ils rigoureux dans l’emploi des concepts ? C’est ce que nous analyserons bientôt. (suite ici)