Platon : l’invention de l’écriture (le mythe de Theuth)

Socrate : Mais convient‑il ou ne convient‑il pas d’écrire ? Dans quelles conditions est‑il séant de le fai­re et dans quelles autres, cela ne l’est‑il pas ? Voilà une question qui reste posée. N’est‑ce pas ? ‑ Phè­dre : Oui. ‑ Socrate : Eh bien alors, sais‑tu, en fait de discours, comment il faut s’en occuper et en par­ler pour plaire le plus possible à dieu. ‑ Phèdre : Pas du tout. Et toi ? ‑ Socrate : Je suis à même, en tout cas, de raconter quelque chose que j’ai entendu des anciens. Or le vrai, ce sont eux qui le savent. Si ce­la, nous pouvions le trouver nous‑mêmes, est‑ce que, en vérité, nous nous soucierions encore des croyances de l’humanité ? ‑ Phèdre : Quelle drôle de question ! Allons, ce que tu déclares avoir enten­du, raconte‑le.

Socrate : Ce qu’on m’a donc raconté, c’est que, dans la région de Naucratis en Egypte, a vécu un de ces antiques Dieu de ce pays‑là, celui dont l’emblème consacré est cet oiseau qu’ils nomment l’ibis, et que Theuth[1] est le nom de ce Dieu; c’est lui, me disait‑on, qui le premier inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l’astronomie, sans parler du trictrac et des dés[2], enfin précisément les lettres de l’écriture. Or, d’autre part, l’Égypte entière avait pour roi en ce même temps Thamous[3], qui résidait dans la région de cette grande ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes d’Égypte, comme Thamous est pour eux le Dieu Ammon. Theuth s’étant rendu auprès du roi, lui présenta ses inventions, en lui disant que le reste des Égyptiens devrait en bénéficier. Quant au roi, il l’interrogea sur l’utilité que chacune d’elles pouvait bien avoir, et, selon que les explications de l’autre lui paraissaient satisfaisantes ou non il blâ­mait ceci ou louait cela. Nombreuses furent assurément, à ce que l’on rapporte, les observations que fit Thamous à Theuth, dans l’un et l’autre sens, au sujet de chaque art, et dont une relation détaillée serait bien longue. Mais, quand on en fut aux règles de l’écriture : « Voilà, dit Theuth, la connaissance (to ma­thema) qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède (pharmakon) ! » A quoi le roi répondit: « O Theuth, dé­couvreur d’arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est, d’apprécier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir! Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l’écriture (pater ôn grammaton), tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire à celui qu’il possède. Car cette invention, en dis­pensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au‑dedans et grâce à eux‑mêmes, le moyen de se ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas pour la mémoire (mneme), c’est plutôt pour la procédure du ressouvenir (hypomnesis) que tu as un remède. Quant à la science (sophias), c’en est l’illusion (doxan), non la réalité (aletheian) que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart incompétents ; insupportables dans leur commerce, parce que, au lieu d’être des savants, c’est savants d’illusion (doxosophoi) qu’ils seront devenus ! » (274b à 275b)

Socrate : Ce qu’il y a même en effet, sans doute, de terrible dans l’écriture, c’est, Phèdre, sa res­semblance avec la peinture (homoion zoographia)[4]: les rejetons de celle‑ci ne se présentent‑ils pas com­me des êtres vivants, mais, ne se taisent‑ils pas majestueusement quand on les interroge ? Il en est de même pour les discours écrits : on croirait que ce qu’ils disent, ils y pensent ; mais si on les interroge sur tel point de ce qu’ils disent, avec l’intention de s’instruire, c’est une chose unique qu’ils donnent à comprendre, une seule, toujours la même ! D’autre part, une fois écrit, chaque discours s’en va rouler de tous côtés, pareillement auprès des gens qui s’y connaissent, comme aussi, près de ceux auxquels ils ne conviennent nullement ; il ignore à quels gens il doit ou ne doit pas s’adresser. Mais, quand il est ai­grement critiqué, injustement vilipendé, il a toujours besoin du secours de son père, car il est incapable, tout seul, et de se défendre et de se porter secours à lui‑même. (275c à 275e)

PLATON : « PHEDRE« 

 

Quelques remarques possibles sur le mythe de Theuth et sur la conception de la technique selon Platon.

La question technique est de nature sociale, politique et éthique.

 

1° L’une des questions posées ici à propos de l’écriture est d’essence éthique et morale. Car il s’agit de savoir si cette technique, l’écriture, est bonne ou mauvaise, produira du bien ou du mal. Elle renvoie également au domaine des convenances politiques et sociales dans la mesure où elle concerne son usage public, qui était celui des sophistes et des logographes c’est‑à‑dire de ceux qui, à Athènes, écrivaient des discours pour les plaideurs, qu’ils ne lisaient pas eux‑mêmes et ne défendaient pas eux‑mêmes (ceci signifie qu’ils ne sont pas responsables de ce qu’ils ont écrit). Quelle place et quelle fonction l’écriture peut‑elle et doit‑elle avoir dans la Cité c’est‑à‑dire dans l’État ? La même question peut se poser pour toutes sortes de techniques comme les différents médias, les possibilités de la génétique et même le recours à la vidéo pour arbitrer les matchs de football etc.

Qui dit le vrai ?

2° Sur quoi se fonde ce que dit Socrate ? Sur les « anciens » qui possèdent le « vrai ». Chez les grecs, ce sont en effet les anciens qui ont l’autorité parce qu’ils sont près des origines, des fondements, des principes dont tout découle. Mais, ce faisant, on remarquera que, le philosophe Socrate-Platon, se place au cœur d’une contradiction. Le philosophe est celui qui recherche le vrai, par lui-même et par le Logos. Or, il fait appel à un mythe, à un récit qui n’a pas de valeur rationnelle démonstrative : la philosophie se met en place en niant les discours mythiques. De plus, alors qu’il fait l’éloge de ce qui est pensé par soi, il s’en remet aux discours d’un autre, d’un étranger, ce qui constitue, d’une certaine façon, une aliénation. Enfin, Platon va faire un éloge écrit en faveur de la parole ce qui est une trahison de son maître, Socrate, qui refuse d’écrire. En portant témoignage de la pensée de Socrate sur la parole par l’écriture, Platon ne peut lui être qu’infidèle.

Quelle est l’essence de la technique pour les Grecs?

3° Ce texte porte sur une technique, un art, qui se dit tekhne en grec, à savoir, l’écriture et per­met donc de poser la question du statut de la technique à partir des Grecs. Le terme de tekhne signifie, en grec ancien, une pratique qui obéit à certaines règles de production qui peut faire l’objet d’une éva­luation rationnelle. Car l’écriture est une technique parmi d’autres dont on nous dit dans ce récit my­thique qu’elle est proposée au roi par Theuth. Ne pouvons‑nous pas, à partir de ce texte, trouver ce qui constitue l’essence de la technique ou, tout au moins, ce à partir de quoi les Grecs et nous‑mêmes, pensons la technique ? Ne pensons‑nous pas la technique de la même façon que les Grecs malgré les diffé­rences évidentes dans les réalisations, dans les modalités? Ou bien faut‑il penser que cette façon de penser la technique est désormais dépassée et ne correspond plus à la conception grecque ?

Qui a le pouvoir de décider de la valeur d’une technique ? L’inventeur ? Le pouvoir politique souverain dans un État donné ? L’usager ? 

4° Si nous pensons la situation du mythe et de l’inventeur des techniques, ce dernier vient pré­senter ses nouvelles techniques au Roi c’est‑à‑dire au pouvoir. Il y a un rapport étroit au cours de l’his­toire entre l’écriture et le pouvoir. C’est le cas en Égypte où seuls, certains, ceux qui exercent ou sont proches du pouvoir, connaissent l’écriture. L’anthropologue Lévi‑Strauss montre que partout où l’écri­ture a commencé à se mettre en place dans la préhistoire, des formes de pouvoir se sont associées à el­le. D’ailleurs, dans ce récit de Platon, c’est du pouvoir que la technique tirera ou non sa légitimité ; c’est le roi Thamous qui accorde ou non la possibilité de développer celle‑ci. C’est le roi qui juge, fixe la va­leur de cette production. On peut, d’une façon plus générale, se demander qui, dans une société don­née, détient le pouvoir de dire si telle ou telle science ou telle ou telle technique doit être développée et appliquée. Est‑ce celui qui détient le pouvoir, par exemple un roi dont le pouvoir serait garanti par dieu?  Est‑ce le peuple souverain dans une démocratie ? Est‑ce le pouvoir technique et scientifique (ce que l’on nomme technocratie)? Dans ce texte, Platon distingue celui qui produit une technique ou un savoir nouveau (point de vue du producteur) et celui qui juge de la valeur de cette nouvelle production. Celui qui fait n’est pas le plus apte pour dire s’il faut le faire et si sa production est bonne ou mauvaise. Le technicien n’est pas une bonne référence pour émettre un jugement fondé. D’ailleurs, dans ce mythe, Theuth, en tant que père, que géniteur, se leurre sur sa pro­pre descendance.

Pour Platon et Aristote, c’est l’usager qui est le meilleur juge de l’ouvrage dans la mesure où celui-ci a été fait pour répondre à un besoin naturel. L’artisan a une ac­tion fabricatrice qui porte sur les moyens et la fin qui le dépasse : c’est celui qui habite la maison qui est meilleur juge que celui qui l’a construite et c’est le convive et non le cuisinier qui juge le mieux du repas (Aristote, Les politiques, III, 1282a, p. 243, G.F. et Platon, République, 601c). C’est l’usager qui connaît vraiment la chose. (Socrate –  Or à quoi tendent les propriétés, la beauté, la perfection d’un meuble, d’un animal, d’une action, sinon à l’usage en vue duquel chaque chose est faite, soit par l’homme, soit par la nature ? Glaucon –  A aucune autre chose. » Socrate –  C’est donc une nécessité absolue que celui qui se sert d’une chose soit le plus expérimenté et qu’il vienne dire aux fabricants quels effets, bons ou mauvais, produit, à l’usage, l’instrument dont il se sert. Par exemple, le joueur de flûte renseigne le fabricant sur les flûtes qui lui servent à jouer, et c’est lui qui dira comment il faut les faire et le fabricant lui obéira. Glaucon –  Sans doute. Socrate –  Ainsi celui qui sait signale les qualités et les défauts d’une flûte, et l’autre la fabrique sur la foi du premier. Glaucon –  Oui. Socrate –  Ainsi à propos du même instrument, le fabricant aura sur sa perfection ou son imperfection une foi qui sera juste, parce qu’il est en rapport avec celui qui sait, et qu’il est contraint d’écouter ses avis; mais celui qui s’en sert  a la science« . Platon) [Mais dans notre société, comment décider a priori de l’utilité de la chose, de la technique avant même que l’usager soit à même de l’apprécier en la consommant ? Est-ce la consommation ou la production qui est déterminante ? N’y a-t-il pas une primauté du pouvoir technique et scientifique avant même toute expression d’un consommateur réel ?]

Il n’en reste pas moins que, dans ce texte, Platon nous montre que le père, celui qui a fait, fabriqué, quelque chose, peut se tromper sur sa propre action, sur l’effet de ce qu’il a produit, sur son enfant. Il y a bien une relation généalogique (il s’agit bien de l’enfant de ce père) mais, en même temps, l’enfant échappe à son père, produit des effets contraires à ceux prévus par son géniteur (« tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire à celui qu’il possède ».) [Aujourd’hui, tel savant déclare que son invention technique aura tel effet bénéfique alors que d’autres déclarent qu’il aura l’effet contraire : les techniques artificielles de fécondation sont, pour certains, non pas un bien mais l’annonce de la possibilité d’un eugénisme.]

La technique de l’écriture comme pharmakon, médicament de la mémoire.

Quels sont les arguments développés par Theuth en faveur de l’écriture ? Ils sont au nombre de deux : elle donnerait plus de mémoire et plus de science, plus de savoir. En effet, l’écriture est un mode de fixation des informations qui donnent à celles‑ci plus de consistance et une sorte de quasi‑éternité : ce qui est écrit est fixé dans la matière. Alors que la pa­role, par définition, ne dure que le temps de sa profération, de son émission. Elle disparaît au moment même où elle est émise ; elle est de l’ordre de l’éphémère, du souffle, de la quasi‑existence, du seul présent et donc de la présence. Aussi, on peut penser que l’écriture est le meilleur médicament (pharmakon) contre l’oubli.

La technique comme pharmakon, poison de la mémoire : extériorisation, aliénation, perte de la pensée et du vrai savoir, absence de vie, irresponsabilité, plus de présence et de sujet.

6° Mais par un retournement, le roi va montrer que ce pharmakon, ce remède contre l’oubli est en fait une drogue, un poison, un philtre (pharmakon). Il a l’effet opposé à ce que pense son inventeur : loin de donner la mémoire, l’écriture apportera l’oubli. De plus, et ceci constitue un deuxième paradoxe, c’est une connaissance, un savoir nouveau, qui est la cause d’un oubli, d’une méconnaissance. [En adaptant ceci aux techniques contemporaines, ne pourrait-on pas dire que les nouvelles techniques de stockage des informations allant de l’ordinateur en passant par les lecteurs de compacts et toutes sortes de cassettes et de films, donnent des informations  et des reproductions et non pas un savoir, une pensée, une mémoire vive, véritables]

a) Mais pourquoi une technique qui est censée apporter de la mémoire pourrait‑elle apporter de l’oubli? Par un phénomène d’extériorisation de l’être, par son passage au-dehors, dans l’extériorité de leur être propre. Apparaît ici une opposition qui est corrélative de l’instauration de la philosophie avec Platon, à savoir, l’opposition entre l’intérieur et l‘extérieur, entre le dedans et le dehors, entre le caché et le manifeste. L’être n’est vraiment être que s’il tient en lui‑même, par lui‑même. Or l’écriture est une technique qui oblige l’être à passer par l’extérieur, le dehors, l’étranger qui est synonyme d’aliénation. Car le passage par l’extérieur est en même temps détour de soi, perte de soi, de son intériorité, de sa puissance propre, de son autonomie car le sujet se reposera sur des signes, des inscriptions placées au dehors. Bref, l’écriture est la chute dans l’hétéronomie, dans la perte de soi et de ses propriétés.

b) Mais la vraie mémoire n’est pas la simple restitution d’informations ; l’écriture ne constitue qu’une possibilité de conserver les informations sans être ni la mémoire véritable (tout au plus d’un aide-mémoire) ni un savoir véritable qui est travail de soi sur soi par soi c’est‑à‑dire ce que l’on nomme pensée véritable. Or l’écriture produit l’oubli de soi et du travail sur soi, dans la mesure où elle trouve à l’extérieur d’elle‑même ce qu’elle pouvait trouver en elle. On peut noter au passage que ceux qui auront acquis cette technique de mémorisation sont nommés par Platon des « savants d’illusions » (doxosophoï) qui est la qualification même des sophistes qui prétendent être compétents en tous, être des polytechniciens (de poly qui veut dire beaucoup) [5]. En réalité, les sophistes ne sont que des prétendus ou soi-disant savants ; ils ne sont que de pâles imitateurs de ceux qui savent, des « imitateurs de celui qui sait« . Ils ne donnent pas, par leurs techniques (leur mnémotechnique) la mémoire mais les mémoires faites de citations, d’archives, de listes , de généalogies etc. La mémoire exercée par les sophistes  permet de parler sans savoir, de réciter sans penser, sans avoir le souci de la vérité. [Aujourd’hui, les techniques informatiques sont en mesure de nous livrer instantanément les informations déposées par toutes les cultures. Mais cette inflation d’informations rend encore plus visible la nécessité de les penser, de les ordonner, de les juger. Car l’excès d’information produit paradoxalement de l’oubli par impossibilité d’en prendre connaissance! Trop de mémoire, c’est plus (c’est-à-dire  moins!) de mémoire. On peut penser au cas d’un homme, Veniamin, examiné par le neurologue Luria, (L’homme dont le monde volait en éclats, Seuil) qui n’oubliait rien et fixait toutes les informations qu’il recevait. Il est dans la situation du Dieu de Leibniz qui, monade absolue, conserve la totalité des informations qui constitue le monde. Mais, à la différence de Dieu, une mémoire totale chez l’homme aboutit à une situation hallucinatoire, à une perte, à la fois du moi, du monde, de la conscience, bref, à la folie].

c) Ainsi, ce que l’âme trouve à l’extérieur de soi, ce n’est pas le véritable savoir mais l’illusion de ce savoir. L’écriture crée de l’oubli dans l’âme dans la mesure où celle‑ci pense qu’el­le n’a plus besoin d’apprendre, de travailler pour savoir. Mais elle est aussi source d’illusion sur le savoir véritable. Elle est ce qu’il faut nommer un simulacre, une apparence qui se fait passer pour la vérité.

d) Que manque‑t‑il encore à l’écriture? C’est la vie elle‑même. Elle est une technique de la mort, de la séparation, de l’absence, de l’irresponsabilité. En effet, l’écriture partage avec la peinture (en grec ancien, le même verbe graphein désigne, à la fois, l’acte d’écrire et l’acte de peindre) la même caractéristique : elle donne l’illusion de la vie. Car l’écrit, comme la mort, est ce qui reste identique à soi, alors que la vie est, à l’opposé, diversité, changement, variabilité. Ainsi l’écrit s’oppose à la parole qui est l’expression de la vie même. Mais ce qui est grave, est que l’écriture, à la façon de la peinture, mime la vie, donne le semblant, l’illusion de la vie. En effet, pour Platon, la peinture est une copie, une imitation, une mimesis des choses sensibles. Elle ne peut donner que l’illusion de la vie et ne peut pas rendre de la vie elle-même. De plus, la chose sensible que le tableau reproduit est elle-même la copie de l’Idée, ce qui fait que le tableau n’est que la copie de la copie. De même, l’écriture n’est que la copie de la parole qui, elle-même imite et exprime la pensée de l’âme : l’écriture est donc la copie de la copie de l’âme puisqu’elle est le signifiant du signifiant parole. Ainsi peinture et écriture ne sont pas douées d’un fort degré d’existence.  La vraie mémoire, la mneme, est imitation de l’Idée elle-même qu’elle  rend présente dans sa vérité même alors que l’écriture en tant que moyen de se ressouvenir (hypomnesis) ne fait que signifier l’absence de l’Idée.

e) De plus, l’écrit est irresponsable dans la mesure où il s’adresse à n’importe qui à la différence de la parole qui s’adresse à une ou des personnes présentes.

f) On en arrive ainsi à la critique fondamentale qui porte sur le fait qu’il est orphelin et incapable de vivre par soi, par lui‑même, car il ne peut pas répondre de soi. L’écriture manifeste l’absence du père car elle ne peut tenir seule, par elle‑même, à la différence de la parole qui est constamment assistée par la présence paternelle. Celui qui parle est, par sa présence, par l’assistance qu’il doit porter constamment à ses paroles, responsable et doit répondre immédiatement de ce qu’il dit[6].

Opposition du naturel et de l’artificiel

* Ainsi, se met en place ici une opposition centrale entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel, c’est-à-dire de l’ordre de la technique. Dans la conception grecque, la caractéristique essentielle d’un être naturel, est le fait qu’il possède le principe du mouvement en lui-même, qu’il est capable de se transformer ou de se mouvoir soimême spontanément : ce qui est par nature « possède en soi-même un principe de mouvement et de repos » (Physique, 192 b[7]). Alors que ce qui est artificiel, produit par la technè, reçoit du dehors le mouvement dont il est capable. Il n’a pas la capacité de se transformer ou de se mouvoir de soi-même, spontanément. L’arbre qui croît naturellement, le fait à partir de lui-même mais lorsque le menuisier utilise les planches qu’il a découpées dans l’arbre mort, il lui applique, par sa technè, un principe qui lui est extérieur. La technique ne tient pas seule ; elle n’est pas autonome.

Mais la question se renouvellera quand certains objets techniques seront automatiques. Descartes qui n’admet pas cette distinction de nature entre ce qui est naturel et artificiel, prête beaucoup d’attention aux automates qui ont, en euxmêmes, le principe de leur mouvement (« Car je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose« ). Plus les objets techniques évoluent, plus ils deviennent autonomes à la façon des êtres naturels : « Par la concrétisation technique, l’objet, primitivement artificiel, devient de plus en plus semblable à l’objet naturel. Cet objet avait besoin, au début, d’un milieu régulateur extérieur, le laboratoire ou l’atelier, parfois l’usine ; peu à peu, quand il gagne en concrétisation, il devient capable de se passer du milieu artificiel, car sa cohérence interne s’accroît, sa systématique fonctionnelle se ferme en s’organisant. L’objet concrétisé est semblable à l’objet spontanément produit; il se libère du laboratoire associé originel, et l’incorpore dynamiquement à lui dans le jeu de ses fonctions ; c’est sa relation aux autres objets, techniques ou naturels qui devient régulatrice et permet l’auto-entretien des conditions du fonctionnement ; cet objet n’est plus isolé ; il s’associe à d’autres objets, ou se suffit à lui-même, alors qu’au début il était isolé et hétéronome » (Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p. 47). L’objet artificiel devient semblable et non pas identique à l’objet naturel en devenant auto-nome et en liant à lui, ce dont il a besoin. [Nous avons longuement développé cette question à laquelle nous renvoyons ici]

Une étape supplémentaire est aujourd’hui franchie par l’indistinction entre le naturel et l’artificiel. Jusqu’alors, la technè est mise à l’extérieur de ce qui était auparavant l’intériorité même de l’homme. Ce qui est alors radicalement nouveau selon Bernard Stiegler, est que « la technique soit en voie d’être intériorisée par le vivant lui-même[8] » (L’empire des techniques, p. 185). Une greffe de gène ou la simple absorption d’une hormone de croissance ne peuvent plus avoir le même statut d’être que l’artificiel traditionnel. Il n’y a plus possibilité de discerner entre un intérieur et un extérieur, entre le naturel et l’artificiel, un avant (la nature), un après (la technique), une matière et une forme premières données (le naturel) et une matière et une forme secondes (l’artificiel).

* On remarquera que les techniques de fécondation in vitro ont pour conséquence de brouiller, ce qui, naturellement était clair, à savoir, la paternité et la maternité. Le spermatozoïde, l’ovule, le ventre porteur ne sont plus nécessairement liés à la parenté sociale et culturelle ; même les frères ne sont plus nécessairement biologiquement apparentés. Et que penser des frères et sœurs virtuels encore congelés mais non implantés? Les nouvelles technologies notamment dans le domaine de la biologie moléculaire remettent en question l’idée même de genre et d’espèce de telle sorte que tout étant manipulable, transformable, la notion d’être et d’essence devient problématique. C’est ce qui fait dire à B. Stiegler que le mélange croissant de naturel et d’artificiel « fait exploser l’ontologie même du vivant [] On ne peut plus dire ce qu’est l’essence de la vie ou l’essence de l’homme, étant donné que l’on peut imaginer aujourd’hui une transformation de l’homme dans ses caractères biologiques » (L’empire des techniques, p. 190 et 191) et on pourrait ajouter de tout être, de tout étant.

g) Mais si l’on en reste à l’essentiel, on ne peut pas se demander pourquoi la parole est valorisée au détriment de l’écriture. Parce qu’elle est plus présente à la proximité vivante de l’âme et de la mémoire. Et parce qu’elle n’est qu’un souffle qui disparaît au moment même où elle est émise. Elle est une quasi absence et elle n’a pas de matérialité. Alors que l’écriture est matérielle, inscription de formes dans la matière et c’est cela qui la rend impure, indigne de manifester vraiment l’âme. La parole, par son immatérialité, est mieux à même d’exprimer la vie de l’âme c’est‑à‑dire la pensée.

7° Ainsi ce mythe nous permet de dégager l’essence de la technique selon Platon et selon les Grecs : elle est essentiellement dévoilement, passage dans l’extériorité, dans le visible, le manifeste. [Nous retrouvons les mêmes qualificatifs de la technique contemporaine: « une des plus évidentes caractéristiques du programme Génome humain est qu’il crée des outils dont le champ d’application est l’identité génétique et l’intimité physiologique de l’homme« , écrit le biologiste contemporain Axel Kahn]. On peut dire en effet, qu’à l’exception des techniques corporelles, la technique se caractérise par la mise à l’extérieur de ce qui était, auparavant, à l’intérieur de l’homme : l’outil le plus simple prolonge la main, le corps; les machines remplacent l’action directe de l’homme et la voiture se substitue à l’effort du corps ; les ordinateurs, effectuent les calculs qui étaient auparavant dans le cerveau de l’homme. Ces derniers simulent même, ce qui paraissait propre à l’homme, à savoir, la pensée.

Et son dévoilement, son extériorisation la met en contact avec la matière qui est dévalorisée chez les Grecs. Alors que la parole qui n’est qu’un souffle, est mieux à même d’exprimer l’intériorité, la présen­ce de l’âme et de la pensée. Ainsi, la technique qui est une prothèse, passage à l’extérieur, est en même temps une chute. [Nous montrons ici que cette opposition n’est plus pertinente.]

* On trouve au centre de la problématique de ce texte l’opposition entre  ce qui est de l’ordre du naturel et ce qui est de l’ordre de l’artifice qui est rejeté par Platon. L’écriture est un pharmakon nuisible parce qu’il est artificiel et ne suit pas et ne prolonge pas la nature.  Mais le développement de la technique contemporaine a pour effet de rendre de plus en plus insensible la différence entre le naturel et l’artificiel.

On peut aussi, à travers ce mythe, saisir un ensemble d’oppositions, de  dualismes qui vont devenir constituti­fs de la philosophie occidentale. Celle‑ci se met en place en instaurant des dualismes qui dévalorisent  le second terme de chaque opposition, à partir de l’opposition fondatrice de l’être et de l’apparence.

 

Les dualismes constitutifs de la métaphysique

Positif

Négatif

Etre

apparence

Essence

apparence

vérité

opinion (doxa) illusion

Esprit ; âme ; conscience

matière ; corps

Intérieur ; le dedans

Extérieur ; le dehors

le propre ; l’autonome ; en soi

étranger; hétéronome ; en l’autre

L’original ; le modèle

La copie ; le simulacre

Le naturel ; le géniteur ; le père

L’artificiel ; le fils ; l’orphelin

La science

La technique ; l’art

La parole

l’écriture

 

[1] Theuth est Thot, le dieu d’Hermopolis que les grecs identifiaient à Hermès.

[2] Tous les jeux cités exigent une certaine réflexion intellectuelle à la façon des mathématiques.

[3]  Thamoüs, c’est Amoüs, c’est‑à‑dire le dieu Ammon, roi solaire et père des dieux.

[4] L’homologie qui est dressée ici entre la peinture et l’écriture est facilitée par le fait qu’en grec ancien, le même verbe graphein désigne, à la fois, l’acte d’écrire et l’acte de peindre.

[5] Ainsi Hippias se vantait, comme le rapporte plus tard Cicéron, « de connaître tous les arts, et non seulement de savoir les arts libéraux et nobles comme la géométrie, la musique, les lettres, la poésie et ceux qui traitent de la nature, de la morale, de la politique mais encore d’avoir confectionné de sa main l’anneau (qu’il portait, le manteau dont il était revêtu. »

[6] On retrouve aujourd’hui chez un photographe à l’agence Magnum, Jean Gaumy, à propos de la photo argentique et numérique, les mêmes catégories que celles données par Platon: «Le numérique est génial pour le travail sur les images. Associé à l’argentique, c’est un mélange parfait. Mais la photo telle que je la pratique avec mon fidèle Leica, et dont le déclin semble inéluctable, reste de l’ordre du sensuel, de l’ergonomie humaine. Avec l’argentique, l’image est tout de suite fixée sur son véritable support. Le négatif est un original pur, un dépositaire unique alors que l’image numérique n’est qu’une suite de 0 et de 1 et se balade d’écran en écran, se dissémine sans plus de copie et d’original, de premier tirage. Le numérique a un côté glacé, froid, métallique, c’est une image lisse, polie, avec un autre mode de relation à la reproduction. C’est le règne de l’immatériel, qui change nos méthodes de travail. L’outil entraîne une autre façon de percevoir la photo mais cette nouvelle relation à l’image est tout aussi belle, forte, la couleur de l’époque change avec la technique et c’est très bien ainsi.»

[7] ou Éthique à Nicomaque, 1140 a, « la technè ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe« .

[8] L’empire des techniques, p. 185, Points-Sciences, n°103.