(ce qui précède est ici)

L’enveloppement du corps et de l’esprit

Nous avions dans un premier temps compris le dialogue de la skieuse Lindsey Vonn entre son esprit volontaire et son corps récalcitrant, comme l’affirmation de l’existence en elle de deux substances ontologiquement séparées et opposées. Cependant, il semblerait que cette interprétation qui pose une différence de nature entre l’esprit et le corps soit exagérée et ne rende pas compte des rapports complexes qui existent entre les deux au sein d’un même sujet.

On pourrait le comprendre en écoutant les déclarations d’un basketteur de l’équipe de France, Moustapha Fall, qui, dans le même match s’est montré capable de réaliser un 10/10 aux tirs et un 3/11 aux lancers-francs : «Cela fait longtemps que je n’ai pas connu un match aussi catastrophique aux lancers francs… À l’entraînement je mets les lancers, à l’échauffement aujourd’hui  et même à la mi-temps je les ai mis, c’est juste dans la tête, un état de fatigue. Aujourd’hui, je ne finissais pas mon geste comme d’habitude». Il passe de la tête au corps sans qu’il puisse distinguer et séparer en lui ce qui, dans son échec, est respectivement imputable au corps et à l’esprit. On ne peut mieux guère exprimer le chiasme constitutif des rapports corps-esprit. La fatigue « dans la tête » est « en même temps » « fatigue » du corps et « le geste » inabouti est « en même temps » « geste » du corps et de l’esprit, conscience incarnée. Comme le dit Merleau-Ponty, l’esprit et le corps, tout en tant distincts, s’enveloppent l’un dans l’autre pour former une même trame, un même tissu. L’échec du geste n’est pas l’échec ou de l’esprit ou du corps mais des deux intimement liés, pliés l’un dans l’autre, comme le recto et le verso d’une même feuille de papier. Et perdre ce qui faisait sa force, c’est se perdre, perdre son soi : c’est ce qu’exprime Djokovic à la suite d’un retour à la compétition totalement manqué  « j’ai vraiment eu l’impression que je n’étais pas du tout moi (…) C’était à la fois physique et mental« ,

Réinitialiser son esprit et son corps.

Les déclarations du tennisman Federer à la suite de sa victoire à l’Open d’Australie 2018 vont tout à fait dans le même sens. Comme la skieuse Lindsey Vonn, il a été longtemps handicapé par une blessure en 2016 mais, à la différence de celle-ci, il est parvenu à la dépasser. Comment explique-t-il sa capacité retrouvée à gagner des grands tournois alors que son grand rival, lui aussi blessé, Djokovic, malgré tout un travail portant sur la façon d’effectuer ses services, n’y est pas parvenu ?

 

Federer : « j’ai en quelque sorte réinitialisé mon esprit et mon corps»

«Depuis ma blessure en  2016, j’ai en quelque sorte réinitialisé mon esprit et mon corps». Notre champion reprend pour se l’appliquer à lui-même une expression devenue familière depuis que tout un chacun manipule des machines nommées ordinateur, box, téléphone portable etc. Quand plus rien ne va, la seule solution est de réinitialiser.  Mais ce verbe présente la même ambiguïté que le concept de révolution : aujourd’hui, notamment dans le domaine social et politique, révolution signifie un changement brusque et radical qui produit du nouveau alors, qu’à l’origine, notamment dans le domaine astronomique, il signifie, comme pour la révolution de la terre autour du soleil, le retour à la même position, le retour du même.

On peut penser que dans le cas du tennisman, compte tenu de sa blessure, de son âge avancé, la réinitialisation a pour fonction de produire des gestes, des comportements, un esprit nouveau, bref, une réinitialisation de son corps et de son esprit. Et ceux qui suivent et observent son comportement ont noté, en plus d’une modification de son style (revers plus tranchant), une mutation mentale : «  »Je pense que les enfants [Myla Rose et Charlene Riva, huit ans, et Leo et Lennart, trois ans] ont joué un rôle dans sa renaissance au point qu’il souhaitait vraiment que tous, et plus particulièrement les filles, aient un souvenir conscient de l’avoir vu jouer, raconte le biographe de FedererChris Bowers, à Eurosport. Je pense que ses enfants ont été un facteur de motivation« . Bref, nous sommes en présence d’une réinitialisation qui n’est autre qu’une mutation qui enveloppe d’une façon inextricable, corps et esprit.

Cependant, cet usage métaphorique du fonctionnement d’une machine moderne se réinitialisant est-elle pertinente? Ne risque-t-elle pas de projeter sur l’homme (pas seulement sur son corps) des propriétés qui sont mécaniques et matérielles ? Quelle anthropologie est-elle engagée par une telle expression?

(à suivre)