(ce qui précède est ici)

Nous en sommes arrivés à l’idée que l’athlète, par un entraînement poussé, est parvenu à un état dans lequel il faut dire qu’il n’a plus un corps mais qu’il est corps. Il faut que tout son être permette sans résistance et distance, le geste recherché. Et le paradoxe réside dans le fait qu’étant corps, c’est comme s’il n’avait plus de corps dans la mesure où le comportement efficace exige que l’athlète n’ait plus conscience, au sens fort de ce terme, de son corps, qu’il n’ait aucune distance avec lui (n’oublions que la conscience est ce qui nous permet de se séparer de, de ne pas coïncider avec ce qui est ; elle est, selon l’expression de Sartre, ce qui crée un « trou dans l’être« ). Et on appréciera d’autant plus l’oxymore paradoxal du judoka Teddy Riner qui, perclus de douleurs et ne sentant plus que son corps, déclare après sa victoire au Championnat du monde de 2017 : «pour l’instant, je ne sens plus mon corps. »

 

« Mon corps ne coopère plus » Lindsey Vonn

 

Si je suis mon corps et je suis mon esprit … rien ne va plus …

 

Et gare à l’athlète qui découvre au plus mauvais moment une dissociation entre son esprit et son corps. Aux Jeux olympiques d’hiver 2018 de Pyeongchang, la meilleure skieuse actuelle, Lindsey Vonn, ultra-favorite de l’épreuve de descente, sûre de sa force au point d’avoir revendiqué le droit de courir non pas avec les femmes mais avec les hommes, n’obtient que la troisième place. « A ce stade de ma carrière, ma tête continue à me dire que je peux faire des choses que mon corps me dit que je ne peux pas faire ». On ne peut guère mieux exprimer l’ambivalence profonde et indépassable que nous entretenons avec le corps, avec notre corps.

Quand rien ne va plus pour l’athlète, il ne se souvient plus qu’il était parvenu à instaurer une conscience parfaitement incarnée dans une unité sans faille et qu’il vivait alors l’unité ontologique de l’esprit et du corps. Dans le dialogue intérieur de la skieuse déçue, semblent apparaître deux entités, deux substances bien distinctes, la « tête » c’est-à-dire l’esprit et « le corps » qui interdisent la liaison intrinsèque entre un « je veux » et un « je peux ». Quand tout allait bien pour elle, le « faire » surgissait de la mobilisation d’un seul être, d’une seule substance, dans lesquels nul conflit ne pouvait apparaître entre un « je veux » et un « je peux », entre un esprit et un corps. Et l’incapacité à vivre cette unité dans la compétition lui fait retrouver un langage dans lequel un esprit séparé du corps, un « je pense », demande à celui-ci d’obéir, de l’extérieur, à ses exigences: « Mon corps ne coopère plus », dit-elle. Mais pour coopérer, pour faire une action en commun, il faut présupposer qu’il y a deux êtres, deux entités différentes et distinctes qui décident d’agir de concert. En termes cartésiens, la res cogitans (la chose pensante) n’arrive plus à commander la coopération de la res extensa (la chose étendue : le corps) Et pour reprendre en un sens différent l’image cartésienne du pilote et de son navire, le pilote Lindsey Vonn a perdu le gouvernail, la capacité de diriger son navire qui n’est autre que son corps. Quand tout va mal, le dualisme esprit-corps revient, si on ose le dire pour une skieuse, … au galop …

Mais ce qu’exprime la skieuse dans ses rapports difficiles avec son corps d’athlète va nous permettre de mieux comprendre les rapports ambigus que nous entretenons avec notre propre corps et le rapport de notre corps au monde. Ce qui nous permettra d’expliquer ce que le philosophe Merleau-Ponty nomme le chiasme … Car si l’on prend plus au sérieux l’expression de la skieuse, le corps qui parle à l’esprit ne peut pas être la simple mécanique matérielle, la seule substance étendue dont parle Descartes. Corps et esprit, tout en étant différents, formeraient une même substance, feraient partie d’un même tissu.

(à suivre ici)