N’être qu’un corps.
L’athlète est, semble-t-il, la meilleure preuve de la justesse de l’impératif épistémologique cartésien qui invite à considérer le corps comme une machine, comme un automate c’est-à-dire « une machine qui se remue de soi‑même« . Mais cette volonté cartésienne d’expliquer le corps par le corps et uniquement par lui (le corps n’est qu’étendue sans esprit en lui), ressortait uniquement, comme on vient de le dire, du domaine de la connaissance et ne concernait en rien, contrairement au contre-sens habituel, le domaine de la vie, de l’existence et de mon rapport au corps vécu.
Cependant ne pourrait-on pas dire que l’athlète en tant qu’athlète n’est que corps, mécanique corporelle, automate ? Alors qu’on oublie presque toujours que Descartes ne confondait pas le corps connu (pure étendue) et le corps vécu (unité étroite de mon corps et de mon âme : « j’ai un corps auquel je suis très étroitement conjoint»), l’athlète accompli serait l’être qui réussit à n’être plus que corps automate, débarrassé de tout esprit. Y a-t-il encore un esprit dans ce corps maîtrisé, accomplissant automatiquement la tâche demandée dans toute sa complexité et sa diversité ? Et inversement, le retour subit de l’esprit dans cette mécanique corporelle n’est-il pas, comme nous le verrons lors des défaillances soudaines et redoutées en compétition, le signe de l’échec d’un homme (corps et esprit) à devenir athlète (automate parfaitement réglé, ayant déconnecté en lui tout ce qui dépasserait le stade sensori-moteur) ?
Être son corps.
Il est vrai qu’il est tentant de comparer l’athlète en tant qu’athlète à un automate. Déjà l’apprentissage de la technique propre à chaque sport va contraindre celui qui a un corps qui se manifeste par sa résistance au but poursuivi à n’être plus que son corps. Et si les ennuis physiques, comme c’est le cas pour Teddy Riner, perturbent les entrainements et rappellent à l’athlète qu’il a un corps et non pas qu’il est son corps, la compétition peut permettre à un adversaire, par manque d’intégration des automatismes, de le contraindre à poser un coude à terre … Car, comme le dit son entraîneur «la différence se fait sur la capacité à pouvoir enchaîner des techniques sur l’avant et sur l’arrière avec des actions-réactions». Surtout, ne pas penser mais en rester à un stade sensori-moteur. Mais souvent le geste à accomplir va à l’encontre du schéma corporel initial de l’athlète comme on le voit dans ce que l’on nomme le offload effectué par Mathieu Bastareaud lors d’un match contre l’Italie. Nous empruntons l’image et l’explication de Fabien Galthié au journal l’Equipe du 25/02/2018. Il est nécessaire, comme pour un pianiste développant l’indépendance rythmique de la main gauche et de la même droite, d’apprendre à briser l’unité qui allait corporellement de soi : il faut désormais que le mouvement du bras qui devrait normalement accompagner cinétiquement le corps du buste qui percute un adversaire, accomplisse un mouvement contraire. Cela nécessite tout un travail sur la proprioception et le schéma corporel du joueur.
« On voit sur l’image qu’il a fixé deux Italiens (croix rouges) en gagnant la collision. Cela lui permet de passer le haut du corps dans le dos de la défense. Il va éliminer un troisième défenseur (le numéro 14) en libérant le ballon pour Bonneval. Ce qui est remarquable, c’est sa passe «reverse» de la main gauche. Le offload n’est pas quelque chose d’inné, ça se travaille beaucoup à l’entraînement : il faut apprendre à dissocier la partie du corps qui lutte pour dominer la collision de celle qui joue le ballon pour assurer la transmission.«
Et cette fluidité corporelle de l’athlète qui fait qu’il ne doit plus être que corps, concerne aussi les sports dans lesquels le corps accomplit son mouvement avec ou grâce à un instrument extérieur : tant que celui-ci garde une extériorité et n’est pas intégré au schéma corporel au même titre que les autres organes, la performance ne peut être que médiocre. Là encore, gare au perchiste qui comme le décathlonien Kévin Meyer «perd ses repères» et brise l’unité de son corps et de la perche, conquise par la répétition au cours des entraînements : celle-ci, au plus mauvais moment, est redevenue un obstacle, un élément extérieur au corps : «je n’arrivais pas à faire avancer ma perche ».
Et l’on pourrait ici reprendre à contresens le fameux exemple de Descartes du pilote et de son navire. Si le pilote, nous dit le philosophe, voit de l’extérieur une avarie dans son navire, il n’en est pas de même quand il ressent une douleur vive dans notre corps. Mais c’est le tétraplégique qui ne sent plus ses membres inférieurs, qui voit effectivement de l’extérieur les parties de son corps lésées, comme le pilote perçoit le trou dans la coque du bateau. Mais si nous prenons au sérieux le cas du navigateur-athlète, il est faux de dire que celui-ci voit de l’extérieur une avarie dans son bateau car, comme le déclare Thomas Coville, détenteur entre autres du record du tour du monde en solitaire, les éléments de son bateau sont des organes vivants de son propre corps. Ce qu’exprime fort bien le philosophe, ancien marin, Michel Serres : « Lancé, versé vers ces larges parages, le marin, s’il veut maintenant devenir expert dans l’art de naviguer, chef de quart, bosco, bouchon gras, s’il veut, activement, animer, entretenir, diriger son vaisseau, se doit de se l’incorporer. Oyez comment il en parle : hanches et cul, moustaches symétriques à l’étrave, bout-dehors tendu comme nez de fierté, oui, le marin devient son bateau : ceci est son corps. Œuvres vives, œuvres mortes, coque donc de son corps propre ». La perche, le disque, le navire sont devenus ce que l’on nomme le corps propre de l’athlète.