« Je ne pige pas cette beauté » Temple Grandin
III) Le rapport esthétique au monde ou le retour au sentir
1) Habiter ou penser le monde.
L’art nous fait retrouver le bonheur du sentir. Pourquoi retrouver? Parce que nous l’avons perdu en accédant au monde du percevoir et à la conscience et nous nous en éloignons encore plus lorsque nous adoptons le regard du savant. « Car, écrit Merleau-Ponty dans son livre « L’oeil et l’esprit », la science manipule les choses mais renonce à les habiter. » Elle part de modèles abstraits qu’elle construit elle-même et elle n’a à faire qu’à des variables jouant sur ses propres modèles. Elle ne se confronte pas avec l’objet particulier mais elle ne peut s’y intéresser que si elle en a dégagé toute particularité. Mais, de plus en plus, elle se referme sur elle?même à partir de ses modèles de ses propres techniques de transformation et crée son propre monde, son propre réel auquel l’homme n’échappe pas car il devient dans cette perspective un objet à manipuler comme les autres. La science instaure un mode particulier de rapport avec le monde qui n’est pas primitif, donné d’emblée mais conquis, second. Elle nous oblige à nier, pour se mettre en place, la façon dont nous habitons le monde avec le corps. Elle est obligée de nier la présence première de celui-ci à l’espace, la manière dont nous l’occupons. A la différence de la science, l’art nous fait retrouver le contact, la prise première de notre corps et du monde. Celui qui regarde une oeuvre d’art se retrouve dans la même position que le peintre qui, selon Valéry, « apporte son corps ». Nous sommes loin de l’expérience décharnée, décorporéisée de la science. Mais en deçà de l’expérience scientifique, il existe pour l’homme du commun deux façons bien différentes de se rapporter au monde : je puis sentir ou percevoir. La contemplation d’une oeuvre d’art et la saisie de la beauté implique que je sois en mesure d’abandonner l’attitude la plus fréquente de la perception au profit du sentir.
2) « Je ne pige pas cette beauté » (Temple Grandin)
Le détour par la façon dont une autiste, Temple Grandin, décrit dans son livre « Ma vie d’autiste », (Poches Odile Jacob), sa façon de vivre le monde, peut nous permettre de commencer à comprendre ce qui rend possible, ou plutôt ici impossible, le sentir dans l’expérience de la beauté. Car, précisément, Temple Grandin se montre incapable d’accéder au plaisir esthétique. En présence d’une belle fleur, elle déclare n’éprouver aucun sentiment et elle se contente d’en citer le nom scientifique ; son abord de la nature reste strictement intellectuel sans avoir la possibilité d’éprouver une quelconque émotion envers elle. Devant les Montagnes Rocheuses dont elle dit au neurologue Sacks qui l’accompagne, qu’elles sont jolies sans pouvoir dire si elles sont sublimes, elle ajoute qu’elle a cherché dans des dictionnaires le sens de ce mot sans parvenir à le comprendre. Et tout en acceptant de dire à Sacks qu’elles « sont jolies », elles ne lui inspirent «aucun sentiment particulier» ; « je n’éprouve pas en les regardant le plaisir que vous semblez éprouver ». Il ne faut pas comprendre ici qu’elle pourrait éprouver ce plaisir en voyant d’autres montagnes ; ce manque s’applique à toutes les situations dans lesquelles la beauté est présente. De même, elle déclare à Sacks : « Vous regardez le ruisseau ou les fleurs, et je vois bien que vous en tirez un grand plaisir. Tout cela m’est refusé » (Sacks Un anhropologue sur Mars, Points Essais). Elle reste donc insensible à la présence de la beauté de telle sorte que ce n’est que par le détour de l’intellect qu’elle sait que c’est beau. Elle connaît le beau mais elle ne le sent pas, ce qui revient à dire que la beauté lui est étrangère. «Ce soleil couchant vous réjouit tant … J’aimerais qu’il me réjouisse aussi. Je sais bien qu’il est beau. Mais je ne «pige» pas cette beauté». En présence de situations émotionnelles simples, elle ne comprend pas leur signification et doit effectuer tout un travail intellectuel de décodage des signes (certains autistes se servent de leur chien pour ressentir les intentions et les émotions de leurs interlocuteurs qu’ils ne peuvent éprouver eux-mêmes). «Dans l’autisme, écrit Sacks, ce n’est pas l’affectivité générale qui est défaillante, mais les affects liés aux expériences humaines complexes, sociales surtout et peut-être parasociales également esthétiques, poétiques, symboliques etc.». Temple Grandin se trouve dans la position que Merleau-Ponty disait être celle du savant qui ne peut (qui ne doit pas) être présent au monde, habiter le monde, être saisi par l’émotion de la beauté. Ainsi la contemplation du ciel étoilé ne donne pas lieu chez elle à un bonheur esthétique mais à des considérations intellectuelles sur l’origine de l’univers et de l’homme : « Quand je regarde le ciel étoilé je sais que je devrais être envahie par une sorte de sensation « numineuse », mais je n’éprouve rien de semblable. J’aimerais qu’il en soit ainsi. Je songe au Big Bang et à l’origine de l’univers, et je me demande pourquoi nous sommes là : l’univers est-il fini, ou existera-t-il éternellement ?» Au lieu de sentir le beau, elle ne peut que philosopher sur lui. Elle est incapable de ressentir « l’état de pâmoison » qu’elle sait être éprouvée par ceux qui écoutent une musique belle : « c’est comme pour la musique – là non plus, je ne tombe pas en pâmoison ». (Elle parle ici des sentiments amoureux qu’elle n’a jamais pu éprouver envers quiconque : «Je ne suis jamais tombée amoureuse de ma vie. Je ne suis jamais tombée en extase devant quiconque».) Ni extase amoureuse ni extase esthétique.La musique n’est pour elle que l’occasion d’associations d’idées ; elle fonctionne comme signe qui renvoie à autre chose qu’elle.
Nous pouvons conclure de la situation de Temple Grandin que l’on ne peut accéder à l’expérience de la beauté que si l’on est en mesure de quitter un rapport intellectuel avec le monde au profit d’une réception émotionnelle de celui-ci. Or ce choc émotionnel est le cœur du travail de l’artiste à la recherche de la beauté ; il en constitue l’essence: « Je crois, déclare le poète contemporain Francis Ponge, que tout est dans le mot émotion qui contient le mouvement et dépeint l’émotion qui saisit ». Temple Grandin, privé de toute sensibilité esthétique ne peut accéder à la beauté : « L’art agissant sur la sensibilité, écrit Kandinsky, il ne peut agir que par la sensibilité ». Et ce n’est pas par un acte de conscience que la beauté peut être saisie mais par une extase qui fait sortir et de soi et de sa conscience. C’est ce que l’on doit nommer sentir. Même si le sentir n’est pas spécifique au domaine de la beauté (nous le verrons dans la cas de l’angoisse à travers l’expérience décrite par Proust), il en est la condition de possibilité essentielle. Ne pas comprendre que la beauté est avant tout une expérience propre au sentir, c’est s’interdire toute compréhension de l’expérience de la beauté.