Critique de la conception sartrienne de la beauté
2° Les insuffisances des analyses sartriennes.
Mais si Sartre développe bien la spécificité de l’imagination par rapport à la perception, il ne nous dit pas vraiment ce qui, dans la beauté de l’œuvre d’art est à même de provoquer cet imaginaire, ou mieux, le bonheur esthétique. Plus précisément, quand il essaie, de façon cursive, de répondre à cette question, les limites de ses analyses apparaissent clairement, et pour le dire nettement, elles ne sont pas à même de rendre compte de ce qui se passe en nous, lorsque la beauté s’impose à notre être. Cela vient du fait que, chez Sartre, la conscience joue un rôle essentiel dans la saisie de la beauté et que celle-ci est décrite dans une relation du type sujet-objet inadéquate pour décrire ce qui se passe en nous dans le bonheur esthétique.
a) La beauté se donne-t-elle par et à la conscience ?
On peut savoir gré à Sartre de réhabiliter l’imagination, dévalorisée par la pensée classique, en la posant comme une caractéristique ontologique de l’homme mais elle n’en demeure pas moins chez lui une modalité de la conscience : chez Sartre, c’est toujours la conscience qui mène le jeu (C’est en examinant « l’essence » conscience, dit Sartre que l’on devrait pouvoir répondre à la question de savoir si l’imagination est une faculté contingente ou essentielle chez l’homme) ; c’est elle qui nie le réel et s’en affranchit. Or on peut se demander si l’expérience de la beauté, et plus généralement de l’art, est de l’ordre de la conscience ; ne faut-il pas penser, au contraire, le statut de la beauté en dehors de celui de la conscience? N’est-elle pas d’un ordre radicalement nouveau par rapport à celle-ci ? S’il est vrai que l’expérience de la beauté ne peut se faire que par une prise de distance par rapport à ce que Sartre nomme la réalité c’est-à-dire le monde de la perception, celle-ci est-elle donnée par la conscience qui néantise ? En d’autres termes, Sartre ne commet-il pas une erreur lorsqu’il attribue à la conscience ce sentiment d’irréalité que donne l’expérience de la beauté ? Ne faut-il pas penser une façon d’être qui serait, en quelque sorte plus originaire, en dehors et en deçà de la conscience ?
b) La beauté est-elle de l’ordre d’un rapport sujet-objet ?
De plus, chez Sartre, l’objet neutralisé reste un objet ; il a seulement changé de qualités et, par ce fait, modifié mon rapport à lui. Certes, il est, pour reprendre les expressions de Sartre, « neutralisé », « hors de notre portée », posé en quelque sorte comme « derrière lui-même », mais il demeure toujours un objet qui est visé de façon différente par un sujet. Ainsi, tout en affirmant qu’il existe une différence de nature entre l’acte de percevoir et celui d’imaginer, Sartre conserve une identité de structure entre ces deux façons de me rapporter au monde, à savoir, un rapport entre un sujet et un objet qui prend deux formes, celle du réel et celle de l’irréel. Mais au moment où la beauté apparaît, existe-t-il encore un sujet et un objet ? N’y a-t-il pas, au contraire, éclatement et du sujet conscient et de tout objet réel et irréel ?
c) Quel est le réel de l’irréel ?
Enfin, tout à sa volonté de poser une différence de nature entre le percevoir qui renvoie au réel et l’imagination qui poserait un irréel, Sartre révèle, au détour de ses exemples, des présupposés quant à la réalité de l’œuvre d’art et du beau. Comment rendre compte de la différence entre, d’une part, la perception d’une toile et, d’autre part, la saisie du beau à partir de cette toile ? Comme nous l’avons dit, il faut que ce que la perception me donne (« coups de pinceau, l’empâtement de la toile, son grain, le vernis ») serve d’analogon, de tremplin en quelque sorte, pour aller vers le beau que l’artiste a voulu produire : les « tons réels » permettent ainsi « à cet irréel de se manifester ». Mais alors, quelle différence y a-t-il entre les tons réels et les tons imaginaires, entre le rouge que j’aperçois, de loin, en entrant dans la salle du musée (réel perceptif) et le rouge du visage de ce personnage de Renoir ou, pour rester aux exemples donnés par Sartre, le rouge d’un tableau de Matisse (irréel imaginaire)?
Pour répondre à cette question, Sartre s’interroge sur la nature de la réaction que je puis avoir dans les deux cas et distingue deux types de plaisir de nature différente : dans la perception, le rouge, donnerait naissance à un « plaisir sensuel » ; dans l’imaginaire, le rouge, donnerait naissance à un « plaisir esthétique ». Sans discuter pour le moment la valeur d’une telle distinction contestable, quelle différence y a-t-il alors pour lui, entre les deux types de satisfaction ? Le rouge de la perception qui donne lieu à un plaisir sensuel, serait « isolé » (je jouirais du rouge en lui-même et pour lui-même) alors que le rouge de l’imagination qui donne lieu à un plaisir esthétique serait relié à un « ensemble irréel et c’est dans cet ensemble qu’il est beau ». Qu’est-ce alors que cet ensemble ? Jean-Paul Sartre répond que c’est « le rouge d’un tapis près d’une table». Certes, l’auteur répète bien que si Matisse a peint ce tapis en rouge ce n’était pas parce qu’il voulait recopier, représenter, sur sa toile la caractéristique objective du tapis rouge qu’il percevait mais bien parce que c’est un rouge laineux dont il avait besoin dans son projet artistique ; il n’en reste pas moins que Sartre ne peut pas rendre compte de l’irréel, de la beauté, sans renvoyer à la caractéristique d’un objet ou d’une chose. Le rouge est toujours chez lui, celui d’un tapis, d’un objet. Et plus il avance dans ses exemples vers des arts abstraits, plus apparaissent sa gêne et les limites de son analyse. Tout en comprenant intellectuellement que « l’artiste se préoccupe uniquement de rapports sensibles entre les formes et les couleurs », il ne peut accorder de valeur esthétique à la peinture cubiste, plus abstraite que celle de Matisse, qu’en lui attribuant des qualités qui sont celles d’un système d’objets plus abstrait. Mais il ne peut pas rendre compte de la joie esthétique que l’on peut avoir dans la contemplation d’un tableau totalement abstrait de Paul Klee ou de Kandinsky.
Cette faiblesse de la position sartrienne vient de son point de départ quant à la jouissance esthétique et par conséquent quant à la nature du beau esthétique. Puisque le beau et la jouissance venant du beau, ne peuvent se situer que dans l’imaginaire, l’irréel, Sartre se voit contraint de rejeter à l’extérieur de cette sphère tout ce qui est de l’ordre de la nature, prise au sens large du terme: « Certains rouges de Matisse provoquent une jouissance sensuelle chez celui qui les voit. Mais il faut nous entendre : cette jouissance sensuelle, si on la considère isolément – par exemple, si elle est provoquée par un rouge donné en fait dans la nature – n’a rien d’esthétique ». Cela revient à dénier toute saisie de la beauté et toute jouissance esthétique à ce qui est de l’ordre de la nature, comme un coucher de soleil : jouir des rouges qui enflamment le ciel ne seraient que « jouissance sensuelle » sans valeur esthétique. Et ce qui est plus grave, la thèse sartrienne revient à dénier toute valeur esthétique aux œuvres pleinement abstraites ou pour ne donner que deux exemples, les créations picturales d’Yves Klein ou de Pierre Soulages. Derrière la couleur, il faut, chez Sartre, trouver une forme et à travers la forme, un objet ou, comme il le dit sans raison philosophique véritable, une chose : la couleur doit toujours être couleur de quelque chose et jamais couleur pure, ce qui lui ôterait toute valeur esthétique.
Mais chez Yves Klein (1928-1962) qui s’appelle lui-même « Yves le monochrome », la volonté esthétique est animée par l’idée que l’essence de la beauté peut se trouver dans le travail sur une seule couleur, en l’occurrence, le bleu outremer qu’il qualifie d’ «International Klein Blue» (IKB). Nous sommes ici à l’opposé de la conception sartrienne puisque l’objectif est de livrer le « monde de la couleur pure ». Et ce qui est négatif chez Sartre, à savoir, le caractère isolé d’une couleur, devient au contraire ce qui est recherché par l’artiste «Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible. » Non seulement, la notion de chose n’a plus sa place mais Klein se méfie aussi des lignes et des formes dans la mesure où elles risquent de nous conduire en dehors de l’art, à savoir, les choses ou les objets : « Jamais par la ligne, on n’a pu créer dans la peinture une quatrième, cinquième ou une quelconque autre dimension ; seule la couleur peut tenter de réussir cet exploit ». On pourrait faire les mêmes analyses à propos du travail que Pierre Soulages effectue à partir de la couleur noire.
Si nous prenons au sérieux les exigences de l’art abstrait, nous voyons clairement que ce que dit Sartre de l’art et de la beauté constitue un véritable contresens dans la mesure où il faut inverser les affirmations sartriennes. C’est quand la couleur est couleur de quelque chose (rouge du tapis) ou d’une propriété quelconque (« rouge laineux ») qu’elle n’a pas de valeur esthétique et, c’est, au contraire, lorsqu’elle est couleur de rien qu’elle est constitutive d’un rapport esthétique à elle. Croyant distinguer le réel de la perception et l’irréel de la beauté, Sartre n’est plus à même de rendre compte du réel de l’art, de la beauté, de la jouissance esthétique. S’il a raison de dire que l’attitude pour saisir la beauté n’est pas celle de la perception, il a tort d’affirmer que cette expérience est de l’ordre de l’irréel en excluant le plaisir sensuel (beauté de la nature par exemple). Et implicitement, il replace à l’intérieur de l’irréel de l’imagination, les caractéristiques qui font que, dans la perception, il y a des objets, des systèmes et non pas des éléments isolés (couleurs pures par exemple). On sent chez Sartre la peur de plonger dans un monde qui n’a plus les caractéristiques d’un monde où l’on peut encore distinguer un sujet et un objet. Il ne comprend pas que et dans le monde habituel et dans le monde de l’art, nous pouvons changer notre rapport au monde pour prendre une attitude esthétique. Ces trois critiques des analyses sartriennes guidées par une conception intellectualiste où la conscience reste toujours fondamentale, nous obligent à décrire une relation radicalement nouvelle, à savoir, le sentir, qui est la première condition de possibilité de la saisie de la beauté. La beauté ne se perçoit pas mais se sent. Il nous faut donc décrire en quoi consiste cette expérience du sentir et montrer en quoi elle se différencie et de la perception et de l’imagination.