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1° Respecter tout être vivant est-ce un devoir moral ?

L’erreur majeure et fréquente à éviter serait de limiter le vivant à l’homme : le vivant ne se réduit pas  l’homme. Ici, la question porte sur l’ensemble des vivants et pas seulement l’animal ; il s’étend aux végétaux et à la totalité des êtres vivants. Il faut donc prêter attention à l’expression « tout » et ne pas limiter sa réflexion à l’homme ou à l’animal comme êtres vivants. Et si l’on prend au sérieux le « tout » qui figure dans l’intitulé, on peut pressentir une réponse qui tiendrait compte de la diversité des êtres vivants allant des virus (presque vivants) à l’homme en passant par les bactéries, les plantes et les animaux. (pour les caractéristiques du vivant : voir ici)

Le deuxième danger est de se laisser obnubiler par les questions d’actualité et les droits des animaux ou de la nature en général qui est une expression désormais couramment admise mais néanmoins absurde dans la mesure où il ne peut y avoir de droit au sens fort du terme que pour des êtres qui sont capables de passer un contrat qui définit des droits et des devoirs réciproques. Et cette question est au centre de cet intitulé car cela a-t-il un sens de se demander si l’on a des devoirs au sens fort du terme pour des êtres autres que ceux qui sont des personnes dotées d’une conscience, d’une raison capables de penser ce que peuvent être une loi et le respect d’autrui.La question est donc de savoir si les notions de respect, de devoir, de morale, peuvent s’appliquer à l’ensemble des êtres, ici, tous les vivants, même s’ils ne sont pas, par nature (par essence), capables de telles attitudes. Peut-on faire un devoir de se comporter moralement envers des êtres qui ne peuvent pas l’être ? Cela a-t-il un sens de poser une reconnaissance unilatérale ?  Ainsi ce sujet nous oblige à nous interroger sur les fondements de la morale mais aussi sur l’essence des vivants et de l’homme.Il ne peut pas se limiter au seul domaine biologique et moral ; il est profondément métaphysique car il oblige à réfléchir sur le statut de certains êtres (les vivants) mais de tout ce qui est, de l’Etre.

Enfin, comme toujours, il est indispensable tenir compte de l’ensemble de l’intitulé et il est à craindre que ceux qui traitent ce sujet en restent à la notion de respect. Or, le sujet n’est pas : « Doit-on respecter tout vivant? » ; il est plus exigeant car il nous demande si le fait de reconnaître la valeur intrinsèque d’un être (ici le respect de tout vivant) peut être considéré comme une exigence, une obligation, de nature morale (le devoir). Tout respect n’est pas de nature morale (la morale se rapporte à des valeurs qui portent sur le bien ou le mal) : respecter les règles de la route ou d’un règlement intérieur d’un lycée n’est pas de nature morale. Mais quelles sont les conditions qui donnent un sens à ce que l’on nomme « morale » ? Cela a-t-il un sens de parler d’un engagement de valeurs morales envers un objet et, dans ce devoir, envers des êtres vivants qui ne sont pas susceptibles de comportements moraux car n’ayant ni le statut de sujet, ni de personne puisque ne disposant pas de la raison capable de choisir des valeurs ? Être un vivant doté de sensibilité ne suffit pas pour dire que l’on a à faire à être capables d’accéder à des devoirs moraux.

Mais il y a un paradoxe qui apparaîtrait alors : en tant que simple vivant, l’homme, comme tout vivant, ne peut pas respecter tout vivant puisqu’il a besoin de nier et de détruire en les consommant d’autres vivants pour rester vivant. Donc ce n’est qu’en tant qu’homme doté d’une réflexion et d’une raison et ayant des devoirs moraux que l’être vivant homme peut accéder à la notion de respect qui nécessite la capacité de distance donc de ré-flexion par rapport à ce qui est. Mais si l’homme, en tant qu’être pensant et moral, se fait un devoir moral absolu de respecter tout vivant, ne se prive-t-il pas des moyens de subsister comme vivant ? Faut-il alors parler d’un devoir moral relatif ? Mais quel serait le critère qui nous permettrait de distinguer entre les vivants dignes d’exiger de nous un devoir moral de respect (par exemple: les êtres dotés d’une sensibilité ?) et ceux qui ne nous obligeraient pas à un tel impératif (bactéries, plantes) ?

Ici, on confronte des éléments qui sont de l’ordre de ce qui est, de l’être, le vivant et de l’ordre de ce qui doit être, le devoir. Mais comment passer de l’ordre de ce qui est à l’ordre de ce qui doit ou devrait être ? Le devoir est la nécessité d’accomplir l’action par pur respect pour la loi qui peut être (mais pas nécessairement car il existe des devoirs civiques etc.) morale. Il est certain que la connaissance de la pensée de Kant (mais ce n’est pas du tout obligatoire) permettrait plus facilement de mettre en place la notion de respect et de devoir : le devoir qui est la loi de la raison nous impose (nous oblige) à suivre certaines valeurs. Le devoir peut être compris comme l’obligation d’agir de telle sorte que l’on traite toujours autrui en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen.

Comment pourrions-nous maintenant répondre à ces questions ?

Sur quoi pourrions-nous fonder les raisons de se faire un devoir moral de respecter tous les vivants?

– nous faisons partie, en tant qu’hommes, de l’ensemble des vivants.Nous savons désormais, grâce à la biologie et à la génétique, que tous les vivants sans exception dérivent par évolution d’une même origine dont, en tant qu’hommes, nous ne sommes qu’une variation génétique parmi d’autres. Biologiquement nous faisons partie de la même famille et c’est sur cette parenté, ce tissu, ce patrimoine commun (tous les vivants dérivent de la même origine) fondent le principe de respect de tous les vivants sans exception.Et cela justifie que nous ayons, envers tous ces vivants, un devoir moral de respect comme nous devons l’avoir envers tous les êtres qui partagent notre nature. Nous pourrions approfondir cet argument de nature biologique en nous appuyant sur la pensée des philosophes grecs comme les stoïciens ou les épicuriens qui insistent sur l’unité de la nature dans laquelle nous vivons. Et l’on pourrait trouver dans la tradition catholique reprise (il est vrai après l’épreuve du baccalauréat!) par le pape François dans une encyclique de juin 2015 (« Laudato Si »), que la terre est « la maison commune » à l’ensemble des vivants, la nature est notre « mère », tous les vivants (notamment les animaux sont, comme le dit François d’Assise parlant aux oiseaux), « nos frères et nos sœurs » que nous devons respecter par devoir moral :  » Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre… « .

– Le deuxième argument pourrait être, non plus de nature biologique, mais éthique qui, étymologiquement et généralement, est confondu avec la morale. Si tous les vivants forment une même communauté, une vie harmonieuse et bonne (ce qu’est l’éthique fondamentalement) exigent un respect de tous ceux qui en font partie et cette exigence doit être plus particulièrement portée par des vivants, les hommes, qui, eux, disposent d’une conscience, d’une raison, d’une capacité d’agir en sachant ce qu’ils font et doivent faire. Et comme pour un grand nombre de philosophes, notamment antiques, une vie bonne et heureuse ne peut l’être que si elle est juste, l’impératif éthique de respect des autres vivants implique en même temps un impératif de nature morale, donc des devoirs moraux envers tous ces vivants. Aristote note que chacun, au cours de son existence et de ses activités, recherche ce qui lui donne du plaisir. Celui-ci est le couronnement de l’activité: « hors de l’activité pas de plaisir et toute activité trouve son couronnement dans le plaisir » (« Ethique à Nicomaque », liv. 10, chap. 4, 1175 a 10-20). Cependant la recherche éthique du plaisir n’implique pas dans tous les cas un accord avec la vertu, avec des fins morales: « l’activité vertueuse s’apparente à un plaisir honnête et à l’activité mauvaise un plaisir pervers » (op. cit. 10, 4). Il se peut donc que le plaisir cherché et trouvé ne soit pas en harmonie avec la morale. Voilà pourquoi, Aristote rappelle après Platon qu’il est nécessaire d’éduquer les enfants « dès l’âge le plus tendre à trouver plaisir et peine là où on le doit » (« Ethique à Nicomaque », liv. 2, chap. 3). Il faut donc faire en sorte que « nos plaisirs et nos peines soient conformes à ce que nous éprouvons devant le bien ou le mal » ibid.). On voit donc que la recherche éthique selon Aristote ne dissocie pas, comme on veut le faire aujourd’hui, l’éthique et la morale. Vouloir opposer ces deux sortes de réflexion est vain et inutile. Il est évident pour les Anciens que ce qui est bon pour moi ou pour une société n’est pas nécessairement vertueux, ne correspond pas nécessairement à ce qui est bien ou mal. Par conséquent une vie bonne pour les hommes doit être conforme à la morale et on ne peut séparer dans le respect que l’homme doit avoir avec tous les vivants, l’intérêt des hommes (éthique) et leurs impératifs moraux

– Enfin, l’une des pistes qui permettrait de parler de devoir moral envers tous les vivants consiste à donner aux êtres vivants un statut et un sens qui ne se réduit  pas au seul domaine biologique mais qui serait, en quelque sorte, méta-biologique (ce qui serait au-delà (meta) du biologique), méta-physique. Si c’est une divinité (peu importe ses caractéristiques) qui a produit ou créé les vivants, (certes l’homme dans la plupart des récits mythologiques est doté d’une « supériorité » ontologique par rapport à tous les autres : dans la Bible comme dans le mythe de Prométhée, l’homme n’appartient pas à la même distribution que les autres vivants), on pensera alors que l’ensemble de la nature, donc des vivants, est en quelque sorte divinisé et, du même coup, sacralisé : l’homme devrait se tenir à l’écart (respect) d’une emprise sans respect sur les autres vivants. Et l’on retrouve aujourd’hui dans l’encyclique du pape ce type de raisonnement [rappelons qu’en philosophie, on ne vous demande pas d’adhérer à un quelconque catéchisme ou à une croyance religieuse mais on peut utiliser ce que disent les religions ou les mythes pour donner un sens à un argument, sans oublier toutefois de garder sa faculté critique et d’évaluation.] : « nous ne sommes pas Dieu – … – La meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d’être un dominateur absolu de la Terre, c’est de proposer la figure d’un Père créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts « . En dépossédant l’être humain du droit d’être le maître et le principe de tous les vivants, celui-ci ne peut plus s’autoriser d’une supériorité ontologique par rapport aux autres êtres vivants et il se doit de respecter tous les vivants car, ce faisant, il ne fait que suivre une obligation morale de respect envers la création de son maître, Dieu. Et c’est en donnant à la nature et à tous les vivants, ce statut d’origine divine que certains aujourd’hui condamnent, comme étant une faute morale, comme étant contraire au devoir, toute modification, toute exploitation des vivants par l’homme.

Quelles sont les réponses possibles à ces arguments en faveur d’un impératif de nature morale exigeant un respect de tous les êtres dotés de la vie ?

– On pourrait répondre au premier argument que le fait que tous les vivants soient apparentés n’annulent pas le fait que cette communauté des vivants ne peut subsister et se développer que par la négation des uns par les autres ; les vivants ne peuvent survivre qu’en étant les prédateurs d’autres vivants. La notion de respect, sur ce plan biologique, n’a pas de sens. Et on se heurtera toujours à l’objection de Rousseau : si je me fais un devoir moral absolu de respecter tout vivant, vais-je appelé le médecin quand je suis malade, victime d’une bactérie qui ne me respecte pas en tant que vivant ? Est-ce manquer à son devoir moral de respect du vivant que de transformer génétiquement une vache pour lui faire produire dans son lait une substance qui permettra de guérir des hommes? Le devoir doit-il être relatif et non pas absolu? Où placer la limite? Et on va se demander si même la notion de devoir a ici un sens ?

– Le deuxième argument consisterait à dire qu’il ne faut pas confondre l’éthique et la morale : l’éthique est ce qui de l’ordre du bon et du mauvais alors que la morale porte sur ce qui est bien ou mal.Que recherche la morale ? Ce qui est bien ou ce qui est mal. Que recherche l’éthique ? ce qui est bon et ce qui est mauvais. Il s’agit de deux finalités absolument différentes et que l’on a tendance à confondre aujourd’hui dans le seul concept d’éthique. Rien n’est plus significatif pour comprendre cette distinction que de lire la façon dont Spinoza interprète la transgression de l’interdit fait par Dieu à Adam et Eve de manger du fruit défendu : traduisons pour notre problème : Dieu a demandé à Adam de respecter absolument un vivant qui, ici, est une pomme. Que dit la tradition moralisante et religieuse concernant cette histoire ? Dieu avait posé un interdit de nature morale et le transgresser consiste à accomplir le mal, un acte immoral, à ne pas suivre son devoir moral. L’interprétation de Spinoza est tout autre et apparaît scandaleuse à l’époque : il ne s’agit pas du tout d’un interdit de nature morale mais tout simplement, venant de Dieu, d’un conseil éthique qui n’est autre qu’un conseil alimentaire portant sur le bien-vivre harmonieux entre deux vivants n’appartenant pas à la même espèce, Dieu avait tout simplement donné un conseil de diététique à Adam et Eve en leur indiquant que le fruit de tel arbre n’était pas bon à consommer ; par conséquent, en manger, ne constitue pas du tout un péché, comme on le raconte dans les Églises et les catéchismes, mais tout simplement le fait d’être victime d’une intoxication. Et entre les vivants considérés comme vivants, il n’y a que de l’éthique dont les valeurs sont relatives à un individu, un groupe, une société. Le bon et le mauvais sont particuliers : »la musique est bonne pour le mélancolique, mauvais pour l’affligé ; pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise », écrit Spinoza. Et pour le dire comme Nietzsche, le loup dit à l’agneau qu’il l’aime et c’est pourquoi il désire le manger : il suit son éthique qui lui dit que l’agneau est bon à manger pour lui pour avoir une vie bonne. D’ailleurs, ceux qui comme les écologistes ou le pape condamnent le non-respect par l’homme de la nature et des autres vivants, le font non pas tant au nom de valeurs morales que de l’intérêt bien compris de l’homme et de ses descendants ! Certains, en raison de l’exploitation des richesses de la nature et des vivants (par exemple des poissons), provoquent pour d’autres une vie de mauvaise qualité (éthiquement mauvaise) et préparent une vie encore moins bonne pour les fameux « petits-enfants » constamment invoqués ! Mais il n’y a rien ici de fondamentalement moral ou immoral. En ne respectant pas certains vivants, l’homme condamne ces vivants et lui-même à une vie éthiquement moins bonne. S’il y a devoir moral en ce domaine, ce ne peut être qu’à l’égard d’autres êtres humains que nous pourrions priver de ressources élémentaires pour vivre bien.

– Quant à l’argument de nature métaphysique, dans la mesure où il est de l’ordre de la foi, de la croyance, rien ne nous oblige à l’accepter car il ne peut être démontré. D’ailleurs les progrès des connaissance à la fois de la physique et de l’univers ainsi que celles de la biologie rendent de moins en moins crédibles les affirmations d’un Dieu qui aurait créé cette nature et tous les vivants. Par conséquent, on ne voit pas en quoi on pourrait déduire d’une croyance en une telle création, des devoirs de nature morale envers des êtres naturels. D’ailleurs Kant qui, par ailleurs croyait en Dieu, se refusait de fonder une morale sur ce type de croyance métaphysique. Les devoirs moraux ne peuvent naître que de la raison universelle présente en l’homme, par laquelle chacun se donne ses exigences morales qui n’ont de sens que rapportés à d’autres êtres humains.

– L’essentiel devrait porter sur le fait que l’homme est le seul être vivant susceptible d’accéder à des véritables devoirs et de se donner comme règle de respecter tout être vivant. Mais parler de devoir moral n’a peut-être pas de sens. La solution pourrait être de dire que l’homme peut se donner comme devoir éthique de respecter tout vivant mais que cela n’a guère de sens de parler de devoir de nature morale.Il ne peut y avoir de devoir moral au sens fort que pour des êtres susceptibles d’accéder (en droit ce qui veut dire en principe) à la notion de morale. Ce n’est pas le cas de tous les vivants. Répétons pour les âmes dont la sensibilité remplace la raison que cela ne signifie pas que l’on ne respecte pas les autres vivants mais ce respect n’est pas un devoir moral au sens strict.

Placer la morale dans ce domaine, n’est-ce pas avouer, comme le disait Spinoza, que je ne comprends rien à ce qui est ? Les hommes font de la morale quand ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Diviniser le vivant, c’est s’interdire de comprendre le vivant et c’est faire de la morale là où la raison scientifique et éthique suffirait. Bref, nous pouvons faire du respect de tous les vivants un devoir éthique mais cela n’a pas de sens de vouloir transformer ce devoir éthique en obligation morale.

 2° Suis-je ce que mon passé a fait de moi ?

Le danger est ici de ne parler que de sa propre existence alors que le sujet exige de réfléchir sur l’essence de notre personnalité (notre je). L’enjeu porte sur la liberté car si je ne suis que mon passé, je ne suis plus en mesure de faire des choix, d’envisager du possible sans lequel il ne peut y avoir de liberté.

Que présuppose ce sujet ? Que ce que je pose être mon être n’est autre que ce que mon être a été. Et il pose la question de la nature du temps et notamment du passé en terme d’être et non pas d’avoir. Ai-je un passé ou suis-je mon passé ? Il ontologise (pose en terme d’être) ce qui, par définition, ne peut pas être de l’ordre de l’être, à savoir le temps. Un temps qui est n’est pas du temps mais de l’éternité. N’est-ce pas la tentative proustienne qui, croyant retrouver intégralement le passé, se trouverait placé dans une sorte d’éternité. Si je suis mon passé, mon présent n’est plus mon présent puisqu’il est mon passé et l’avenir n’a pas plus de sens puisque mon avenir ne pourrait être que mon passé.

La deuxième question posée dans ce sujet est donc celle de la liberté : si je suis mon passé, je n’ai plus le choix constitutif de la liberté. Le névrosé est ainsi celui qui est son passé et la guérison viendra quand il aura son passé, permettant ainsi de construire un présent ouvert sur un avenir qui ne peut être la répétition du passé.
Pour ceux qui maîtrisent bien la notion de temps, ils savent avec saint Augustin que le passé n’existe pas en soi. Il n’y a de passé que par rapport à un sujet qui pose un passé et un avenir : il n’existe que le présent du passé, le présent du présent le présent de l’avenir. Par conséquent mon passé n’existe pas en soi ; il n’existe que par rapport à mon présent qui le pose et le passé, contrairement à ce que dit l’intitulé, ne peut rien faire de moi.

3° Texte de Tocqueville, « De la démocratie en Amérique »

Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d’objet; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui-même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune croyance commune.
Or, il est facile de voir qu’il n’y a pas de société qui puisse prospérer sans croyances semblables, ou plutôt n’y en a point qui subsistent ainsi; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par quelques idées principales; et cela ne saurait être, à moins que chacun d’eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances toutes faites.
Si je considère maintenant l’homme à part, je trouve que les croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables. »

Il s’agit d’un texte paradoxal, non pas pour l’opinion commune, mais pour l’élève devenu philosophe et qui, ayant assimilé la démarche socratique (« discussion »), platonicienne et de Descartes (méfiance méthodique envers les « opinions que les hommes reçoivent de confiance »), se méfie de toute « croyance dogmatique ». La croyance relève de la foi (« confiance » écrit Tocqueville) et non pas de la raison et de son travail rigoureux exigé par le philosophe et un dogme est une proposition qui est posée et qui s’impose sans discussion, sans examen critique (tels sont les articles de la foi pour l’église catholique et celui, Luther par exemple, qui les discute fait éclater l’unité de cette même église). Or, dans ce texte, Tocqueville revendique la positivité aussi bien pour un individu que pour une société de l’adhésion sans raison à des « croyances dogmatiques ». La croyance est-elle la condition de possibilité de l’instauration et du maintien aussi bien d’une société que des individus ? Mais la vérité des croyances étant relatives, liées à l’histoire, donc changeantes (« suivant les temps »; « peuvent changer de forme et d’objet »), ne faut-il pas en conclure que pour Tocqueville, la vérité ne vaut pas, par et en elle-même, mais n’a d’intérêt que pour sa valeur existentielle ? Ce faisant la vérité perd sa dimension gnoséologique et épistémologique au profit d’une finalité externe qui l’unité d’une société et d’une existence.[Pour comprendre cette distinction, on pourrait montrer que pour certains croyants, ce n’est pas la vérité sur l’existence de Dieu qui importe mais le bien-être existentiel qu’il trouve en cette foi, en cette « illusion bienfaisante » dont parle Freud à propos de la religion]

Un individu comme une société doivent-elles, pour avoir un sens, se fonder sur des articles de foi non questionnés et non remis en question ? On pourrait, pour introduire l’explication de ce texte, partir de la situation des sociétés et des individus contemporains qui éprouvent un sentiment de délitement, de déréliction de tout ce qui est, entraînant le fait que la société, au sens rigoureux du terme, est remplacée par une simple somme d’individus (de même que le « corps » n’est pas une simple somme d’organes séparés, de même une somme d’individus ne peut constituer un corps social, une société. Rousseau dans « Le Contrat social » distingue ce qui ne serait qu’une simple agrégation d’individus et une véritable association qui constitue une société)

Les hommes avaient par exemple foi dans le Progrès et c’était ce qui pouvait unir des hommes au sein d’une société et, corrélativement, donner un sens à l’action et aux luttes de chacun. Est-ce la perte de cette foi en quelque chose d’irréductible, qui produit ce sentiment ? La religion dans l’une de ses étymologies, signifie ce qui unit, fait un lien entre des hommes et une transcendance ? Mais ici, il s’agirait d’une foi dogmatique qui unirait les hommes au sein même d’une société ? Que faut-il entendre par ces « croyances dogmatiques »? De quelle nature sont-elles ? S’agit-il de revenir à une société et à des individus contraints de réguler leurs vies en fonction de croyances religieuses seules susceptibles de les unir ? Existe-t-il, au contraire, des valeurs immanentes aux hommes qui peuvent servir de « croyances dogmatiques » à la fonction unificatrice? Mais ne constate-ton pas que plus les hommes développent leur raison, leur capacité de penser de façon autonome, plus ils découvrent l’universalité des vérités scientifiques mais, paradoxalement, plus ils résistent alors à adhérer à des croyances non discutées (dogmatiques) dont ils perçoivent de mieux en mieux l’arbitraire et la contingence ? Mais alors, si Tocqueville a raison, ne faut-il pas en conclure que plus l’homme devient rationnel, capable d’autonomie, moins les sociétés (au sens fort comme corps) sont possibles et tenables.