« Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai. » (Paul Cézanne)

 

Cette question des rapports de l’art et de la vérité pourrait être approfondie en réfléchissant sur la phrase écrite par Paul Cézanne dans une lettre à Émile Bernard du 23 octobre 1905 : « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai.«  Comment la comprendre ? De quelle vérité Cézanne parle-t-il ici ? S’agit-il d’une vérité qui serait propre à la peinture ou d’une prétention à dévoiler par la peinture La vérité à laquelle cet art nous ouvrirait ?

Le philosophe Jacques Derrida a pris comme titre d’un livre l’expression même de Cézanne : « La vérité en peinture » (Champs Flammarion). Cette réflexion pourrait passer par la conférence de Heidegger sur « L’origine de l’œuvre d’art » (que discute Derrida, p. 291 sq.) dans laquelle il affirme que « L’art est la mise en œuvre de la vérité » dans la mesure où elle est ouverture et dévoilement de l’être. Pour justifier sa thèse il prend plusieurs exemples d’œuvres dont celui d’un tableau de Van Gogh, « un produit connu : une paire de souliers de paysan ». ( » Le cuir est marqué par la terre grasse et humide (…) A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre « )  Et la vision de ce tableau nous a donné la vérité de l’être des chaussures : »Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh . C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transportés ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité une paire de souliers. …. » Il continue ainsi : « Dans la peinture de Van Gogh, la vérité advient. Cela ne veut pas dire qu’un étant quelconque y est dépeint en toute exactitude, mais, que dans le devenir manifeste de l’être produit des souliers, l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l’éclosion. ». On rappellera que pour Heidegger ce que nous nommons vérité renvoie au mot grec alètheia qu’il traduit par dévoilement. « Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre ? La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. Cet étant fait apparition dans l’éclosion de son être. L’éclosion de l’étant, les Grecs la nommaient alètheia. Nous autres, nous disons vérité, en ne pensant surtout pas trop ce mot. Dans l’œuvre, s’il y advient une ouverture de l’étant (concernant ce qu’il est et comment il est), c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre ». On voit donc que Heidegger prétend nous livrer la vérité de la vérité en peinture.et dans l’exemple du tableau de Van Gogh, elle consisterait à nous donner l’essence d’une paire de chaussures ! (« L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité une paire de souliers« ).

Mais un historien, Meyer Schapiro dans un article intitulé « La nature morte comme objet personnel » a montré que Heidegger se trompait dans l’attribution des chaussures qui ne sont pas ceux d’une paysanne mais de … Van Gogh lui-même ! Que dire alors d’un discours de philosophe prétendant nous dévoiler l’essence d’une œuvre d’art et sa vérité mais qui ne se confronte pas à l’œuvre effective, ici, de Van Gogh, donc d’un homme venant de la ville ? Ne s’agit-il pas pour lui d’imposer son idéologie du rapport de l’homme à la terre en fantasmant l’œuvre elle-même ? Le dévoilement (alètheia) heideggerien n’est-il pas alors un dévoiement, c’est-à-dire, au premier sens de ce terme, un chemin impraticable pour dire la vérité de l’œuvre d’art ? Heidegger ne croyait pas si bien dire en nommant le recueil d’articles où figure « L’origine de l’œuvre d’art », « Chemins qui ne mènent nulle part » (Holzwege) ! Le philosophe Heidegger ne se confronte pas avec la vérité de l’œuvre elle-même ; elle n’est pour lui qu’un prétexte pour affirmer sa conception de la vérité comme dévoilement. Mais, on pourrait faire une critique symétrique à l’historien Meyer Schapiro car peut-on dire que l’on rend compte de la vérité de l’œuvre peinte en montrant que c’est le peintre qui a peint ses propres chaussures ? Cela ne nous dit en rien en quoi consiste la beauté d’un tableau.

Cependant, discuter sur le sujet qui portait les chaussures peintes par Van Gogh, est-ce aller vers la vérité de l’œuvre d’art ? N’est-ce pas méconnaître la vérité de l’art ?  Celle-ci n’est pas un signe (ce qui, ici, renvoie à des chaussures peintes) mais une forme. Si je saisis esthétiquement une œuvre d’art, il n’y a plus de chaussures, d’objets reconnaissables, de rois ou des nymphes ; il n’y a qu’une forme qui se suffit à elle-même. « Écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre » note avec justesse le peintre Georges Braque. Heidegger ne peut nous dire la vérité de l’œuvre d’art car il ne la regarde pas (il est incapable de dire à l’historien Schapiro de quel tableau de Van Gogh il parle!) mais, comme beaucoup de philosophes il ne voit que des signes là où il faudrait saisir des formes. (Pour comprendre la différence entre forme et signe, lire ceci)

Tout ceci pour montrer que la question de la vérité sera problématique !!!! Le concept de vérité a-t-il le même sens quand on parle de vérité en art, en philosophie, en mathématique, en physique, dans la religion etc. Une grande sensibilité aux nuances et aux domaines différents est exigée !