Mon corps fait-il obstacle à ma liberté ?

Série S Amérique du Nord

Il ne s’agit pas là d’un sujet entièrement nouveau. Au baccalauréat des sujets formulés de façon assez proche sont déjà tombés comme en série L en 1977 sous la forme : ‘Le corps est-il pour ma liberté un instrument ou un obstacle ? ». Bien entendu, même si le hasard fait qu’on a traité le sujet de 1977 durant l’année, il faut tenir compte absolument de la nouvelle formulation. On remarquera qu’à l’article défini se substitue un possessif : il est ici question non pas du corps en général ou de la liberté en général mais de mon corps, de ma liberté, ce qui signifie que l’on doit traiter la question à partir de la subjectivité. Ceci dit, pour les élèves qui oublient de penser le concept de liberté et qui confondent définition de la liberté et conception de la liberté, cet accent mis sur le sujet, sur la subjectivité, risque d’ouvrir la porte aux banalités habituelles qui posent, sans réfléchir, la liberté comme la possibilité de faire ce que l’on veut quand on veut ….
Mais, déjà, rien qu’en tenant compte des ces deux possessifs, on pourrait faire apparaître un premier problème : comment ce qui est mien (mon corps, ma liberté) pourrait-il s’opposer ? Pourrait-il y avoir une contradiction au sein même de mon être ? Si c’est le cas, faut-il choisir entre mon corps et ma liberté ? Qu’est-ce qui constitue alors l’essence de mon être ? Nous avons de grandes chances d’avoir déjà trouvé le problème et peut-être l’enjeu de ce sujet. Pour problématiser, il nous faut, comme toujours, chercher les conditions de possibilité des éléments essentiels constitutifs de l’énoncé et essayer de voir si de ces conditions différentes ne surgissent pas des contradictions, des problèmes.

Examinons tout d’abord les conditions de possibilité de la liberté, qu’il ne faut pas confondre avec les différentes conceptions que l’on peut en avoir. Que l’on accepte la conception de la liberté comme libre-arbitre que l’on trouve chez Descartes ou celle des stoïciens comme acceptation de la nécessité, on doit, si la définition est bonne, retrouver et chez Descartes et chez les stoïciens, les mêmes conditions de possibilité.
On en dégagera trois :

– Il faut, pour qu’un être puisse être qualifié de libre, qu’il dispose d’une conscience ou mieux d’une raison. A contrario, on qualifie d’aliéné (de non libre) l’être qui a perdu la raison. Et la conscience ne suffit pas car ce n’est pas, comme l’ont dit à leur façon Spinoza et Freud, parce que je suis conscient de mes désirs que pour autant j’en connais les causes et les raisons. Un malade mental qui, sous l’emprise de la folie, tue consciemment un être qu’il connaissait ne sera pas jugé mais soigné car on estime qu’il avait perdu la raison, la faculté de juger la valeur de son acte.

– Il faut être en mesure, dans l’action que l’on fait, de l’effectuer volontairement. Si elle est le produit d’une contrainte la liberté disparaît.

– Il faut être en présence d’un choix effectif. Voilà pourquoi Rousseau pouvait à juste titre dénoncer les contrats d’esclavage qui ne proposaient pas de véritable choix pour celui qui les signait.


Ainsi ma liberté pourrait se définir par le pouvoir, issu de ma raison, qui me permettrait de faire des choix volontaires. On peut assez facilement tenter de définir mon corps sans oublier ce que nous venons de dire de la liberté.

Pour qu’il y ait corps, au sens de ce sujet, il faut qu’il y ait un être matériel vivant constituant un système d’organes dotés de fonctions multiples. Le corps est donc ce qui nous donne un pouvoir, des facultés de mouvement, de perceptions, de modifications du monde etc. Mais la liberté est avant tout pouvoir. Comment ce qui se définit comme un pouvoir (celui du corps, celui de la liberté) pourraient-ils s’opposer au point que l’un devienne un obstacle pour l’autre ? Ne pourrait-on pas dire, au contraire, que les pouvoirs du corps augmentent ma liberté ? Ne peut-on pas penser que plus mon corps s’exprime (corps de l’athlète), plus il développe ses potentialités, plus je serais libre ?

Cependant, nous avons dit qu’une autre condition de possibilité de la liberté était la volonté. Or le corps n’est-il pas caractérisé par des programmations et des fonctionnements dans lesquels la volonté n’a pas de prise ? N’est-il pas absurde de dire que notre corps pourrait vouloir (au sens fort) quelque chose ? Et comment ma liberté pourrait-elle inscrire son vouloir dans ce qui semble, par son caractère mécanique, être extérieur à sa prise ? La volonté, constitutive de ma liberté, ne se situerait-elle pas à l’extérieur du corps de telle sorte qu’elle viendrait, plus ou moins commodément (telle est notre question) s’imposer à lui ? Ce faisant, ne sommes-nous pas en train de mettre en place un dualisme qui opposerait deux êtres de nature différente : un pouvoir fonctionnant de façon mécanique (le corps) et un pouvoir de nature spirituelle (la liberté) ? (Dans le cours du devoir, on pourrait utiliser ici la conception cartésienne d’un corps conçu comme une machine, une substance matérielle, étendue, opposé par nature à une autre substance qu’est l’âme, la raison.)


On retrouve les mêmes difficultés concernant une autre condition de possibilité de la liberté, à savoir, la raison. Comment celle-ci ne serait-elle pas gênée, freinée dans son expression par un être, le corps, qui, dans ses caractéristiques, est de nature différente de la raison? Nous sommes ici en présence d’une opposition de nature entre deux réalités totalement étrangères l’une à l’autre : le spirituel de la raison quant à la liberté – la matérialité du corps. (Il sera aisé, dans le corps du devoir de développer cela en utilisant la conception platonicienne des rapports de l’âme et du corps ou la pensée cartésienne : la faculté de juger, la raison est ce qui permet de penser librement c’est-à-dire indépendamment des passions et des déterminismes du corps que Descartes conçoit comme une machine qui se remue de soi-même.)

Enfin, le corps, par son caractère fini et limité semble s’opposer au caractère ouvert, si ce n’est illimité, des choix qui définissent la liberté. Mon corps, même si aujourd’hui la technique et la science me permettent de le transformer, présente des caractéristiques finies, bornées qui ne peuvent que s’opposer à ma liberté de choix (que l’on songe à mon code génétique que le hasard (pour le moment ?) m’a attribué).

Le seul examen des concepts de corps et de liberté nous a permis de poser un grand nombre de problèmes qui faisaient apparaître une hétérogénéité entre mon corps et ma liberté. Celle-ci est encore plus apparente si l’on porte désormais son attention sur le concept d’obstacle qui manifeste que la formulation de ce sujet présuppose une dualité, une séparation en moi entre mon corps et ma liberté ? Car s’il y a obstacle, cela signifie que le corps se place devant (ob signifie devant) donc à côté, en face, de ma liberté pour s’y opposer. Pour être devant, il ne faut pas coïncider avec ce par rapport à quoi on est devant. Ainsi ma liberté et mon corps, tout en étant miens, seraient, en quelque sorte extérieurs l’un à l’autre. Mais alors, il y aurait ma liberté qui rencontrerait un ob-jet, un ob-stacle, mon corps, qui viendrait la limiter dans son expression. Ma liberté serait première en deux sens : elle serait première génétiquement et surtout ontologiquement, ce qui veut dire que son être préexisterait à la rencontre gênante de mon corps et que sa volonté serait ce qui doit s’imposer au corps rebelle, résistant. Si mon corps est avant tout une structure matérielle vivante, ne faut-il pas d’après la formulation de ce sujet, présupposer que ma liberté est à l’opposé, purement spirituelle ? L’opposition serait donc entre un pouvoir purement spirituel (ma liberté) et un pouvoir matériel (mon corps) et le matériel créerait une inertie, une chute, du spirituel dans le matériel, du transcendant dans l’immanent.


Se pose alors (comme dans la conception cartésienne de l’homme) la question de la rencontre de ces deux êtres, de ces deux substances si elles sont de nature différente. Comment ce qui est de l’ordre de l’esprit (ma liberté) pourrait-il être freiné par quelque chose qui est d’une nature radicalement différente (mon corps) ? Et si ma liberté ne peut pas s’exprimer en dehors de la médiation de mon corps, n’est-elle pas, en cela, limitée ?

On voit que l’enjeu de ce sujet est profondément anthropologique car il porte sur l’essence de l’homme en obligeant à réfléchir sur la façon dont se rencontre en l’homme la liberté et le corps, l’esprit et la matière, la pensée et la vie, le transcendant et l’immanent. L’incarnation est-elle (comme le pense Platon), ce qui détourne, limite, enferme l’âme, l’esprit, la liberté dans une matérialité qui ne fait pas partie de son être ? Le corps est-il une prison ? (« soma, sema »)


Nous nous sommes « contentés » de problématiser ce sujet qui, si un seul lecteur est arrivé jusqu’ici (ce dont je doute !), se révèle très difficile. Mais les réponses que l’on pourrait y apporter ont été esquissées dans l’interrogation elle-même. On pourrait y ajouter des variations en fonction des conceptions que l’on se fait de la liberté. Si l’on pose qu’il existe en l’homme une liberté absolue (ce qui veut dire qui ne dépend de rien), alors le corps ne peut pas ne pas apparaître comme un obstacle puisque mon corps viendrait poser du relatif par rapport au caractère absolu de ma liberté. Dans le libre-arbitre, la moindre considération d’un obstacle détruit l’idée même de liberté.

Mais à cela, on pourrait répondre que quand je pose mon corps comme un obstacle à ma liberté c’est que je fais un triple contresens et sur mon corps et sur ma liberté et sur l’essence de l’homme : il n’y a d’homme, de liberté et d’existence en général qu’incarnés. Ce qui signifie que celui qui voudrait abolir l’obstacle du corps dans la manifestation de sa liberté, ne fait que tomber dans l’illusion d’être un pur esprit, d’être un dieu transcendant. Et qui veut faire Dieu, fait la bête … Nous pensons que la frénésie de l’homme contemporain à essayer de contourner son corps par toutes sortes de transformations et l’affirmation commune et naïve d’une liberté qui consiste à faire ce que je veux quand je veux où je veux, n’est que l’expression d’une même erreur qui consiste à penser une liberté qui ne devrait pas rencontrer le corps comme ob-stacle. Nous ne pouvons pas penser, exister, être libre, sans corps. Nous n’avons pas un corps, nous sommes corps. Penser le corps comme un obstacle, c’est déjà vouloir s’extraire de la condition humaine. Cette pensée a été produite par des philosophes, ils étaient grecs, mais leur but était clair : ils voulaient devenir semblables aux dieux .. et la plupart des dieux (pas tous) sont conçus comme n’ayant pas de corps, comme transcendants à la matérialité, à la finitude du corps. L’enjeu est donc bien à la fois anthropologique et métaphysique.