Sommes-nous d’autant plus heureux que nous sommes plus libres ? (Bac Pondichéry 2013).

Voici un sujet classique dans sa formulation car il demande de comparer deux notions au programme. Si vous avez appris les conditions de possibilité de chaque notion, faire une telle dissertation, la problématiser est un jeu d’enfant. La question revient à se demander si l’on peut établir une relation entre l’essence du bonheur et l’essence de la liberté. Nous nous contenterons ici d’expliciter ces deux essences pour montrer que leur relation est véritablement … problématique !

Mais, pour compliquer un peu la question, l’intitulé envisage que l’on puisse parler en termes quantitatifs aussi bien de la liberté et du bonheur mais aussi de la relation entre ces deux concepts. Cela a-t-il un sens d’écrire que nous pouvons être plus heureux ? Le bonheur est-il un état susceptible d’augmenter la satisfaction que nous éprouvons ? Le bonheur n’est-il pas un absolu qui n’a rien à voir avec le relatif que l’on peut ressentir dans le plaisir ou la joie ? De même, cela a-t-il un sens de dire que l’on peut être plus ou moins libre ? La liberté est-elle susceptible d’être mesurée en termes de degré ? La réponse à ces questions est capitale car si on y répond négativement, on devrait en conclure (peut-être à mettre dans la dernière partie de son devoir) que l’intitulé n’a pas de sens, pour ne pas dire qu’il est tout simplement absurde ! Toute l’habileté consistera, dans un premier temps du devoir, à prendre les concepts de bonheur et de liberté dans leur sens faible qui permet de confondre plaisir joie et bonheur (voir ici la différence entre plaisir et bonheur) et de parler des libertés que l’on a ou que l’on n’a pas donc de quantifier ce qui ne l’est pas. Et dans un deuxième temps, on prendra les deux concepts dans leur sens fort pour montrer que le bonheur est irréductible à une quelconque quantification et que la liberté est de l’ordre de l’être et non de l’avoir.)

Mais pour oser écrire une telle proposition (l’intitulé n’a pas de sens !), il est nécessaire (comme toujours) de dégager les conditions de possibilité de ces deux notions. Quand on l’aura fait, nous aurons problématisé sans difficulté l’intitulé.

Le bonheur est un état ; la liberté est de l’ordre de l’action (à la différence des piles Wonder (nous n’avons aucune action dans cette société mais nous reprenons un ancien slogan publicitaire) qui ne s’usent que si l’on s’en sert, la liberté s’use si on ne s’en sert pas. On pourrait même dire qu’une liberté qui n’est pas en acte, n’existe pas.) On voit donc une première opposition entre les deux concepts car l’un est intrinsèquement lié à l’action, à la pratique alors que l’autre, le bonheur, est peut-être la conséquence d’une action (cela se discute selon les philosophies) mais une fois qu’il est réalisé, qu’il est effectif, est en dehors de l’action qui implique changement donc altération donc temps. (On a donc ici un argument possible pour le corps du devoir : la lutte pour obtenir la liberté aurait pour effet de rendre possible le bonheur. Dans un premier temps, on pourrait faire croire au lecteur que c’est l’accroissement de la liberté qui entraînerait un accroissement du bonheur ; mais, dans un deuxième temps, on montrerait que cette relation quantitative est une triple absurdité : les expressions : « plus de liberté », « plus de bonheur », et « plus de liberté donc plus de bonheur » n’ont pas de sens, si on prend les concepts dans leur sens fort.)

Le bonheur nécessite un état de satisfaction ; la liberté a-t-elle à voir avec l’idée de satisfaction? C’est le point le plus important pour le sujet posé, Si la liberté n’a rien à voir avec ce qui est de l’ordre de la satisfaction, comment pourrait-elle avoir un effet sur ce qui a pour caractère essentiel la satisfaction. Bien entendu, au cours du devoir, il sera possible de développer l’idée selon laquelle l’esclavage ou la vie sous la tyrannie excluent le bonheur et que la libération d’un peuple peut conduire au bonheur. Mais on pourrait aussi montrer que le bonheur (au sens faible) peut aller de pair avec un état d’esclavage : songeons aux prisonniers du Cyclope qui refusent de tenter de fuir puisqu’ils sont parfaitement nourris et entretenus ! L’une des critiques de la société dite de consommation porte sur le fait que beaucoup y trouvent du bonheur (toujours au sens faible et insuffisant) sans voir qu’ils sont aliénés par la production de désirs qu’ils ne maîtrisent pas. Les hommes « heureux » sont alors conscients de leurs désirs en ignorant les causes qui leur font désirer tel ou tel objet.

3° La satisfaction du bonheur, à la différence de celle obtenue dans le plaisir (nous avons développé par ailleurs cette notion de plaisir) et la joie, se caractérise par sa durée qui exclut le temps : le bonheur est de l’ordre de l’éternité. La liberté, dans la mesure où elle se situe nécessairement dans l’action et la pratique, n’a de sens que située dans le temps et dans l’espace. Si l’on peut supposer que le temps peut être ce qui permet de mettre en œuvre la liberté, cela a-t-il un sens de penser que cette histoire de la liberté puisse avoir un effet sur ce qui est, par définition, en dehors du temps ?

4° le bonheur est un état de satisfaction totale en qualité et en intensité. Comment pourrait-on obtenir plus de la part de la liberté ?

5° Les trois conditions de possibilité de la liberté sont : la conscience-raison, la volonté, le choix ; dans le bonheur aucune de ces trois conditions n’a d’existence. Ainsi dans le bonheur esthétique, il n’y a plus de raison, de choix, de volonté : c’est au contraire, la disparition de ces trois conditions de possibilité qui permettent d’atteindre le bonheur !

On a donc soulevé un certain nombre de questions et la tension provient du fait que l’essence du bonheur et l’essence de la liberté n’ont strictement rien à voir. La conséquence en est que l’homme ne peut pas vouloir et obtenir toutes les valeurs, ici la liberté et le bonheur. La vie de Jean Moulin est un lent processus d’engagement pour la liberté dans lequel l’obtention du bonheur était exclue.