Comment comprendre le concept de partage ?
Comme c’est de plus en plus le cas dans les intitulés (voir encore le rapport 2012 de l’EM Lyon), la notion au programme se trouve confrontée à une autre qui ne l’est pas. Et dans ce cas, on se trouve en présence d’un concept qui surprend (l’an passé la société associée à un concept peu familier, à savoir, celui d’international) ou qui ne pose pas de problème de compréhension, ici, le concept de partage. Comme le note le rapport cité, la première situation contraint le candidat à réfléchir mais il est à craindre que la notion de partage ne fasse pas cette année l’objet d’une analyse pourtant indispensable si l’on veut problématiser l’intitulé.
Ce concept de partage renvoie à deux directions de sens possibles :
– Partager vient de partir qui signifie diviser, séparer. Ainsi lors d’un héritage, le partage consiste à diviser en plusieurs parts une propriété donnée. Mais alors, une fois le partage effectué, les différentes parts ont brisé l’unité originaire de la propriété dont les parties sont désormais extérieures les unes aux autres. Mais qu’en est-il alors du plaisir dans ce premier sens du concept de partage ? Est-il possible de diviser un état, le plaisir, en différentes parties qui deviendraient séparées et extérieures de l’état originaire ? Cela a-t-il un sens de penser qu’un état que nous éprouvons puisse être divisé, scindé en éléments plus petits ? Ne serait-ce pas diminuer ou même dénaturer le plaisir?
– Partager a rapidement signifié action conjointe avec quelqu’un et ainsi prendre part à quelque chose (ici le plaisir) en même temps que d’autres. Mais dans ce sens, loin de séparer, d’exclure, comme dans la direction de sens précédente, on met l’accent sur la participation, la capacité d’éprouver, la communion, la communication, l’intersubjectivité. Et c’est ici la question essentielle qui est posée à propos du plaisir. Il faudrait donc déployer toutes les conditions de possibilité du plaisir (ce que vous avez fait au cours de cette année, même s’il est vrai que l’on voit des candidats incapables de donner les conditions de possibilité de la notion au programme, ce que relève le rapport de l’EM Lyon cité !) pour voir si elles sont conciliables avec cet être-ensemble qui caractérise cette deuxième direction de sens du concept de partage.
Les paradoxes des concepts de partage et de plaisir.
Il y a donc un paradoxe au cœur du concept de partage puisqu’il renvoie aussi bien à ce qui sépare qu’à ce qui réunit. Et ce paradoxe ne se redouble-t-il pas dans le plaisir qui, à la fois, réunit et sépare ? L’exemple du gâteau familial qui à la fois réunit dans un plaisir commun partagé mais qui, souvent, finit dans des plaisirs (et déplaisirs) séparés dans la consommation de parts égales (ou considérées par d’autres comme inégales) ! (Rousseau dans la neuvième promenade de ses «Rêveries du promeneur solitaire » fournit un grand nombre d’exemples de plaisirs partagés ou non partagés. Mais, bien entendu, chaque candidat est libre de choisir ses exemples et ses auteurs ! «Madame Geoffrin, écrit Rousseau, s’embarrassait fort peu que les enfants eussent du plaisir avec elle pourvu qu’elle en eût avec eux. Mais pour moi ce plaisir est pis que nul, il est négatif quand il n’est pas partagé… ». Remarquons que, même s’il est nul aux yeux de Rousseau, un plaisir non partagé est possible mais c’est seulement le fait d’être partagé qui lui donne toute sa valeur et sa plénitude. Mais il peut être partagé par certains pour des motifs illégitimes : ainsi en est-il du plaisir, non partagé par Rousseau lui-même, que les gens de lettres prennent à voir les gens du peuple se battre pour tenter d’attraper des morceaux de pain d’épices qu’on leur jette. Le plaisir, pour Rousseau, en droit se partage mais il prend plus de valeur quand il s’étend à tous et non pas à quelques uns.
On pourrait utiliser avec profit cet autre récit du même livre que nous plaçons plus bas, pour se demander si le plaisir éprouvé par Rousseau est de même nature que le plaisir partagé par les petites filles ; l’égalité entre les petites filles dans l’obtention des oublis, est-elle la condition de possibilité du partage d’un plaisir? Qu’est-ce qui produit le plaisir apparemment partagé chez elles? Une action commune est-elle la condition de possibilité d’un plaisir partagé? Le partage du plaisir n’est-il pas ici une illusion dans la mesure où chacune ne vise que sa propre satisfaction? Rousseau prend plaisir à voir une répartition égale des plaisirs mais la question qui nous est posée, à savoir, le plaisir se partage-t-il, n’est pas le plaisir du partage.
«Un dimanche nous étions allés, ma femme et moi dîner à la porte Maillot. Après le dîner nous traversâmes le bois de Boulogne jusqu’à la Muette, là nous nous assîmes sur l’herbe à l’ombre en attendant que le soleil fût baissé pour nous en retourner ensuite tout doucement par Passy. Une vingtaine de petites filles conduites par une manière de religieuse vinrent les unes s’asseoir, les autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs jeux vint à passer un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait pratique. Je vis que les petites filles convoitaient fort les oublies, et deux ou trois d’entre elles, qui apparemment possédaient quelques liards, demandèrent la permission de jouer. Tandis que la gouvernante hésitait et disputait, j’appelai l’oublieur et je lui dis : Faites tirer toutes ces demoiselles chacune à son tour et je vous paierai le tout. Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse quand je l’aurais toute employée à cela. Comme je vis qu’elles s’empressaient avec un peu de confusion, avec l’agrément de la gouvernante je les fis ranger toutes d’un côté, et puis passer de l’autre côté l’une après l’autre à mesure qu’elles avaient tiré. Quoiqu’il n’y eût point de billet blanc et qu’il revînt au moins une oublie à chacune de celles qui n’auraient rien, qu’aucune d’elles ne pouvait être absolument mécontente, afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribués, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu’une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui produiraient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avaient de bons lots d’en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale.
Je priai la religieuse de vouloir bien tirer à son tour, craignant fort qu’elle ne rejetât dédaigneusement mon offre ; elle l’accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires et prit sans façon ce qui lui revint. Je lui en sus un gré infini, et je trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort et qui vaut bien, je crois, celle des simagrées. Pendant toute cette opération il y eut des disputes qu’on porta devant mon tribunal, et ces petites filles venant plaider tour à tour leur cause me donnèrent occasion de remarquer que, quoiqu’il n’y en eût aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes faisait oublier leur laideur.
Nous nous quittâmes enfin très contents les uns des autres, et cet après-midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction. La fête au reste ne fut pas ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois à la même place à la même heure, espérant d’y rencontrer encore la petite troupe, mais cela n’est plus arrivé. »).
Le plaisir, mon plaisir, plaisir d’autrui, notre plaisir
Tout cela oblige à réfléchir sur les différents statuts possibles du concept de plaisir dans l’intitulé. En effet, le plaisir dont on parle existe-t-il avant qu’on essaie de le mettre en commun, d’essayer de le transmettre à autrui ? Si c’est le cas, peut-on dire, comme s’il s’agissait d’un objet, que le partage diminue d’autant l’intensité et la qualité de ce plaisir préexistant en un sujet ? N’aboutit-on pas à une dénaturation du plaisir initial ? Répondre à cette interrogation présuppose à la fois que l’on clarifie l’essence du plaisir et le statut d’autrui par rapport au moi qui éprouve ce plaisir. Et même si nous parvenons à procurer un plaisir à autrui, peut-on dire que son plaisir est le même que celui que nous éprouvions avant de le rencontrer ? Et le plaisir que nous éprouvons désormais à voir autrui participer au plaisir que nous voulions lui communiquer est-il le même que celui dont nous étions partis ? Certes, nous employons toujours le même concept mais qu’est-ce qui nous prouve que c’est le même plaisir que nous partageons ? Ne s’agit-il pas d’un nouveau plaisir né de la rencontre mais qui n’est plus celui qui préexistait à celle-ci ? Le plaisir partagé (mon plaisir originaire communiqué à autrui) ne serait pas le plaisir partagé (celui ressenti désormais en commun) !
Nous avons esquissé ici une lecture de l’intitulé comme il faut les mener pour tous les sujets et ce n’est qu’à partir de cette lecture, forcément inédite puisque le sujet est nouveau pour vous (et malheur à ceux qui, par hasard, ont déjà rencontré ce sujet car ils oublieront de réfléchir et voudront réciter sans penser!), que l’on peut tenter de répondre à la question en ayant trouvé LA question.
Plaisir et essence de l’homme (anthropologie).
En fait ce sujet présuppose une anthropologie car c’est en fonction de l’essence que l’on se donne de l’homme que l’on peut répondre à la question posée : si l’on affirme avec Max Stirner que la seule réalité c’est le moi, mon plaisir à l’exclusion de l’autre, la possibilité d’un partage du plaisir avec autrui n’a pas de sens ; inversement, si l’on pose qu’autrui est constitutif de ma propre essence, le plaisir n’est-il pas, en droit c’est-à-dire en principe, partagé, dans la mesure où ce serait autrui qui est la condition de possibilité du plaisir. Dans cette conception anthropologique, la perte d’autrui et du partage possible, ne peut que faire disparaître tout plaisir (voir dans le roman de Michel Tournier, « Vendredi ou les limbes du Pacifique », la lente dégradation de celui chez qui la catégorie de l’Autre disparaît). Mais, il y a plus tragique : si autrui est la condition de possibilité de ma propre existence, rien n’assure et ne prouve qu’il veuille en même temps réguler son rapport avec moi par un plaisir partagé. On pourrait ici (mais toujours rien d’obligatoire) explorer les analyses hégéliennes et sartriennes du rapport à l’autre. Ce n’est pas parce qu’il existe une intersubjectivité originaire et constitutive de tout être que le plaisir est au fondement de la relation. Et la question du plaisir partagé fait apparaître des paradoxes même chez des philosophes qui définissent l’homme par leur être social. Ainsi chez Marx qui part d’une analyse des sociétés divisées, partagées par la violence de certaines classes sur d’autres, on pourrait s’attendre à ce que l’unité retrouvée dans une société communiste se fasse dans la célébration d’un plaisir partagé … commun. Or, paradoxalement, l’unité retrouvée de la société au cœur du communisme permet au contraire à chacun de trouver enfin son plaisir qui n’est pas partagé : « En effet, écrit Marx dans « L’idéologie allemande», dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique, et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique». Et l’on pourrait adresser la même critique au Marx de la maturité quand il déclare que dans la société communiste on passera de « chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins » : tout se partage dans la société communiste réalisée sauf le plaisir qui permettrait à chacun d’atteindre sa sphère de jouissance individuelle : n’y aurait-il pas alors une irréductibilité ontologique au partage dans tout plaisir ? Et le même paradoxe se retrouve, mais inversé, dans notre société que l’on caractérise par l’individualisme et le non-partage et qui provoque chez les consommateurs des plaisirs partagés dans la consommation-communion de produits dont la Pomme constitue (constituait ?) un excellent exemple : plaisir et partage seraient au contraire ontologiquement liés car mon plaisir serait ici intrinsèquement lié au fait qu’autrui jouit comme moi de la possession du même objet.
Quelques pistes possibles mais sans obligation pour le candidat de les suivre….
Pour répondre à la question, les candidats n’ont pas d’auteurs ou d’exemples imposés. Il est certain que Kant saturera à juste tire les copies mais encore faudra-t-il faire l’effort d’adapter son savoir à la question posée et ne pas réciter toute la pensée kantienne hors-sujet ! Car la question kantienne porte essentiellement sur le jugement, sur la faculté de juger du beau, or on peut juger qu’une chose peut donner (universellement) du plaisir sans pour autant éprouver ce plaisir (on voit ici l’importance de bien avoir énoncé TOUTES les conditions de possibilité du plaisir). En d’autres termes, la question ne demande pas si l’on peut partager un jugement sur le plaisir mais si on peut partager le plaisir lui-même. Or, on pourrait donner d’innombrables exemples d’artistes, qui, tout en reconnaissant la valeur esthétique d’autres artistes, déclarent n’éprouver aucun plaisir à contempler leurs oeuvres.
Indiquons rapidement quelques pistes possibles fondées à la fois sur l’essence du plaisir et l’anthropologie (l’essence de l’homme). Par exemple, chez Hobbes, le désir de l’homme consiste à s’approprier tout ce qui peut le combler et son essence consiste à être indépendant de la volonté d’autrui. Mais lorsque le plaisir apparaît dans la satisfaction d’un désir, il ne peut être qu’individuel et il ne peut pas y avoir de partage possible. Ce n’est que dans des petites unités (« sauvages en maint endroit de l’Amérique ») mais pas dans les grandes sociétés, qu’un certain partage du plaisir nommé par lui «concupiscence naturelle » peut exister.
Mais à l’opposé de Hobbes, Rousseau voit au contraire dans le plaisir partagé « le vrai berceau des peuples » : « Là, écrit Rousseau dans son « Discours sur l’origine des langues », se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul. L’eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent : on arrivait en hâte, et l’on partait à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter : le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes, vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité : on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre, on apprit à s’expliquer. Là se firent les premières fêtes : les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés ; le plaisir et le désir, confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois : là fut enfin le vrai berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour. »
Quel est donc l’enjeu possible de ce sujet ? L’enjeu n’est pas le sujet mais réside dans les conséquences du sujet posé et donc de la réponse que nous donnerons à la question : supposons que nous montrions qu’en raison de l’anthropologie que nous adoptons, nous affirmions que le plaisir ne peut pas être partagé, on en déduit que, et dans les rapports avec autrui et dans la mise en place d’une société et d’un État, il ne peut pas constituer ni l’origine ni le fondement du lien social. L’enjeu porte donc sur la place que l’on doit accorder au plaisir dans les rapports individuels ou collectifs que nous entretenons avec autrui.