(ce qui précède est ici)

Le plaisir n’est pas la joie ou le bonheur : je peux, dans le malheur, prendre du plaisir à boire une première gorgée de bière …

Si nous acceptons, en suivant les expressions de Proust, de parler désormais de joie et non plus de plaisir, notre question devient alors celle-ci : la joie présente-t-elle, à la différence du plaisir, la propriété d’être « isolée » ? Et si c’est le cas, faut-il contrairement au flottement sémantique coutumier qui nous fait passer indifféremment du concept de plaisir à ceux de joie et de bonheur, poser une différence de nature et non pas de degré entre, d’une part, le plaisir et, d’autre part, la joie et le bonheur ?

Répondre à cette question ne peut se faire que si, à nouveau, nous prenons les concepts en présence dans leur sens fort et non dans leur emploi habituel relâché. Car dans la vie courante nous disons presque indifféremment que nous avons le plaisir ou la joie ou le bonheur de recevoir tel cadeau ou de voir telle ou telle personne. La seule nuance que nous apportons alors dans l’usage de ces concepts ne porte que sur l’intensité de ce que nous ressentons. Mais si nous rencontrons quelqu’un qui, dans son être même, montre de la joie (en français, dire qu’il est joyeux nous renverrait encore à la seule idée de plaisir), nous voyons que celle-ci ne disparaît pas alors qu’il est affecté par des peines qui surviennent chez tout être humain au cours de son existence. C’est que la joie transcende les plaisirs et les déplaisirs car ceux-ci ne sont pas de même nature que celle-ci. Leibniz va même jusqu’à écrire dans ses Nouveaux Essais (livre lI, ch. XX, § 6) : « « Au milieu des plus aiguës douleurs, l’esprit peut être dans la joie, ce qui arrivait aux martyrs.» Ainsi, placé dans le taureau de Phalaris (taureau d’airain creux, rendu brûlant par un feu disposé dessous et dans lequel on plaçait la personne vivante à sacrifier), le sage stoïcien reste indifférent à la douleur parce qu’il a atteint un état extérieur au plaisir ou à la douleur, à savoir le bonheur que nous ne distinguons pas de la joie car, pour le moment, nous voulons montrer leur nature différente de celle du plaisir.

Même pas mal ! (Mailhat 63)

Peu importe que, dans la réalité, un être humain parvienne ou non à atteindre l’idéal de sagesse visé par les stoïciens car ce qui nous intéresse, c’est de comprendre que, pour eux, « santé, plaisir, beauté, force, richesse … » sont des choses indifférentes et extérieures à l’état de bonheur qui ne peut être atteint et affecté par elles. L’idéal du sage consiste à transcender ce qui est de l’ordre du plaisir ou de la douleur pour atteindre le bonheur que ces deux états ne peuvent ni augmenter ni diminuer ni altérer puisqu’ils sont de nature différente. Ce faisant, nous saisissons le caractère superficiel du plaisir qui n’atteint pas notre être profond.

Indifférence à la situation présente.

Or, c’est précisément ce concept d’indifférence que Proust emploie dans la phrase suivante pour tenter de décrire l’état dans lequel il se trouve : « Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie quotidienne indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire … ». Bien entendu, il ne s’agit pas de transformer Proust en sage stoïcien mais de remarquer que l’état de joie ou de bonheur dans lequel il est placé est bien totalement extérieur au plaisir ou déplaisir de la vie quotidienne. Dans la joie ou le bonheur, on sort du seul présent, caractéristique du plaisir, pour, soit se rapporter à toutes les dimensions du temps, soit sortir du temps.

On sent bien désormais que le plaisir de la première gorgée de bière ou le déplaisir de la dernière provoquée par la taxe nouvelle n’ont rien à voir avec ce que Proust décrit dans le moment de la madeleine …

(à suivre ici)