(épisode précédent ici)

Savoir de quoi on parle …

Nous venons de voir combien la non-définition des concepts interdit de tenir un discours crédible : cela est vrai pour toutes les sciences et la philosophie. Les mathématiques échappent à ce piège dans la mesure où le mathématicien, tel le dieu de la Bible, crée son propre domaine, ses objets, son vocabulaire, ses définitions, ses critères de vérité. Mais toutes les autres sciences ne sont pas à l’abri de confusions conceptuelles qui obèrent fortement la qualité de leurs travaux. Ainsi, croyant parler du bonheur, les biologistes et économistes dont nous avons exposé les travaux, n’atteignaient qu’un vague sentiment de satisfaction dont la subjectivité ne permet pas de tenir un discours rigoureux. On ne peut nier le droit aux sciences de vouloir élargir leur champ d’investigation mais il ne peut se faire légitimement qu’en accordant aux nouveaux objets la même rigueur que celle accordée à ceux qui constituaient leurs éléments originaires. Et la « course poursuite », qualifiée de vaine, que l’économiste attribuait à ceux qui s’engagent dans une compétition-comparaison avec autrui, pourrait, à son tour, lui être appliquée dans la mesure où, croyant parler du bonheur, il n’atteignait que le plaisir, et où, parlant du plaisir, il n’atteignait en réalité que l’idée de bonheur … Comment pourrait-on atteindre un objet, le plaisir, que l’on se montre incapable de définir ?

Aux plaisirs déçus …

Pour Daniel Cohen, la déception des hommes en présence d’une amélioration effective de leurs conditions de vie, tenait à deux raisons principales : l’habituation rapide à une satisfaction disparaissant dès qu’elle est atteinte et la logique absurde, souvent non aperçue par les acteurs eux-mêmes, d’une rivalité permanente avec autrui dans la possession d’objets. Cependant nous avons constaté que ces explications trop générales ne permettaient ni de comprendre pourquoi les hommes continuaient à entretenir cette course indéfinie avec autrui ni de saisir les raisons profondes de leur déception en présence d’une situation objectivement améliorée. Ce n’est que par une réflexion sur les concepts de besoin, de désir, de plaisir, de bonheur, que l’on peut espérer répondre de façon plus satisfaisante à cette interrogation. Et ce questionnement n’est possible que, si en premier et dernier lieu, on réfléchit sur l’essence de l’homme, sur une anthropologie. L’homme est-il un être de besoin ou de désir ? Pourquoi le plaisir obtenu ne tient-il pas dans le temps ? Est-ce dû à un phénomène simplement biologique ou faut-il en chercher des raisons plus profondes de cette déception permanente, dans une spécificité de l’homme ? Et le bonheur, pris dans son sens rigoureux et non pas superficiel des économistes ou biologistes, n’est-il pas un idéal que l’homme, toujours en raison de sa spécificité, ne peut pas atteindre ? Pour être heureux, ne faut-il pas être soit en-deçà de la condition d’homme (animalité ou prime enfance comme l’écrit ici Victor Hugo) ou au-delà (divinité) ?

Où donc est le bonheur ? disais-je. – Infortuné!
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné.
Naître, et ne pas savoir que l’enfance éphémère,
Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère,
Est l’âge du bonheur et le plus beau moment
Que l’homme, ombre qui passe, ait sous le firmament!

On pressent donc que ce qui fait que le plaisir et le bonheur sont nécessairement contaminés chez l’homme, c’est l’existence de la conscience qui défait constamment l’être de ce qui nous comble. Certes, on pourrait objecter à cela que le plaisir obtenu par la satisfaction d’un besoin alimentaire disparaît uniquement pour des raisons biologiques qui provoquent au bout d’un certain temps le retour d’un manque. Mais existe-t-il, au sens rigoureux du terme, des besoins chez l’homme ? Peut-on parler chez l’homme de besoins au même titre que l’animal sauvage ? Et si n’existaient chez l’homme, en dehors de situations limites dans lesquelles la vie même de l’homme est en question, que des désirs ? Et le but du sage épicurien n’est-il pas, à l’inverse, de tuer en lui tout désir pour ne laisser subsister que des besoins, sortant ainsi de la condition humaine pour devenir « semblable aux dieux » ? Mais alors, paradoxalement, le besoin que l’on associe au plaisir deviendrait, chez le sage transcendant la condition d’homme, la condition du bonheur !

En conclusion, nous ne savons pas encore ce qu’est le plaisir, le bonheur, le besoin, le désir mais nous savons que nous ne savons pas, ce qui nous rend supérieurs aux « savants » qui parlent sans savoir vraiment de quoi ils parlent … Socrate n’est pas mort mais chaque candidat doit savoir désormais qu’au concours on exigera de lui d’être un Socrate et non pas un … savant qui ne sait pas qu’il ne sait pas.