Le plaisir ou le devoir ?
Le plaisir a une dimension éthique et morale. Définissons l’éthique comme ce qui concerne le bon ou le mauvais alors que la morale porte sur ce qui est bien ou mal : puis-je décider, pour mon existence, de prendre le plaisir comme principe de mon action ? Supposons un élève de classe prépa, doté de facultés qui lui permettent d’obtenir des notes honorables sans trop d’efforts (on peut toujours rêver …) et qui décide de ne plus vivre que pour la recherche de plaisirs qui ne manquent pas de s’offrir à lui dans la dure condition dans laquelle il est plongé ? A-t-il le droit, comprenons, est-il moral, de négliger de développer les talents qui sont en lui, au profit des plaisirs multiples qui lui apportent des jouissances constamment renouvelées ? Ce qui est bon (éthique) pour lui, est-il bien (morale) ?
La réponse de Kant est négative mais gardons notre exemple simple avant de lire son texte, plus compliqué. Certes, il se pourrait fort bien que cet élève soit, tout en s’étourdissant dans des fêtes innombrables, reçu dans une école prestigieuse où d’autres réjouissances l’attendent … Mais cela a-t-il une valeur morale ? Pour répondre à cette interrogation, il faut qu’il se demande s’il peut vouloir (et non désirer) que le principe de son action (maxime) soit universalisable : tous les hommes peuvent-ils vivre en choisissant le même principe de l’action? Il ne peut que répondre négativement, car tout être raisonnable ne peut que vouloir le développement de toutes ses facultés (et pas seulement de celle qui lui permet d’obtenir le maximum de plaisir). Moralité : l’élève de classe préparatoire doit, s’il veut agir moralement, renoncer à la recherche exclusive du plaisir pour développer toutes ses facultés … Mais, cette année, il pourra concilier éthique et morale en prenant du plaisir à développer ses facultés de mathématicien mais aussi, en travaillant intensément en culture générale, … le plaisir.
« Un troisième trouve en lui un talent qui, grâce à quelque culture, pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards. Mais il se voit dans une situation aisée, et il aime mieux se laisser aller au plaisir que s’efforcer d’étendre et de perfectionner ses heureuses dispositions naturelles. Cependant il se demande encore si sa maxime, de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s’accorde avec son penchant à la jouissance, s’accorde aussi bien avec ce que l’on appelle le devoir. Or il voit bien que sans doute une nature selon cette loi universelle pourrait toujours encore subsister, alors même que l’homme (comme l’insulaire de la mer du Sud) laisserait rouiller son talent et ne songerait qu’à tourner sa vie vers l’oisiveté, le plaisir, la propagation de l’espèce, en un mot, vers la jouissance ; mais il ne peut absolument pas VOULOIR que cela devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles. »
Kant Fondements de la métaphysique des mœurs
Esquisse de critique de la thèse kantienne.
Mais la notion de devoir envers soi-même (que présuppose Kant) a-t-elle un sens ? On peut en douter sérieusement car la notion de devoir suppose nécessairement un rapport à l’autre. Pour donner l’exemple d’une robinsonnade, il n’y a pas de devoir pour un Robinson qui vivrait seul sur une île. C’est pourquoi, la notion de devoir perd tout son sens quand on ne se rapporte qu’à soi-même en ne voulant pas développer tous ses talents.