Lecture analytique du texte de Nietzsche.
Il faut, dans un premier temps faire une lecture analytique du texte en essayant constamment de se demander à quelle question l’auteur veut répondre. Le but est de trouver par un travail d’analyse quelle est LA question du texte. Ce n’est que lorsqu’on l’aura trouvée que l’on pourra faire son introduction et posséder une structure de son commentaire qui évitera la paraphrase.
« Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie universelle, mais seulement des parties détachées et limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire à la valeur de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. »
Que font les hommes ? Ils jugent la valeur de l’existence. Nous sommes dans la question de l’évaluation de la vie. La vie a-t-elle une valeur, un sens ?
Il semble que Nietzsche dans ce texte veuille répondre à la question suivante : La vie a-t-elle un sens ? ou La vie a-t-elle une valeur ? Cela semble d’autant plus probable que Nietzsche écrit, tout de suite qu’il s’agit d’une « pensée inexacte ».
Mais cette réponse (La vie a un sens) dépend plus profondément d’une autre question dont elle est la réponse, à savoir, qu’est-ce qui produit cette « pensée inexacte » ? Comment les hommes établissent-ils leur jugement ? Quel point de vue adoptent-ils pour évaluer la vie ?
Pour évaluer la valeur de sa vie, il faut être en mesure d’évaluer la valeur de la vie, ce qui implique que l’on soit capable de dépasser son point de vue particulier pour adopter un point de vue général, ou plus exactement, universel ? Pour évaluer de façon juste, Il faut changer de perspective : on en arrive à voir que s’il est vrai que le texte répond à la question du sens ou du non-sens de la vie, le véritable objet poursuivi ici par Nietzsche est autre. Il veut mettre à jour les mécanismes qui font que nous produisons tel ou tel jugement : la réponse à la question n’est pas l’essentiel.
En cela, Nietzsche se rapproche de la pensée d’auteurs comme Freud et Marx que l’on a qualifiés de « maîtres du soupçon » (Paul Ricœur). [|Nietzsche lui-même écrit dans la préface de Humain trop humain, qu’on qualifie ses « ouvrages d’école du soupçon« ] Pour Freud, ce n’est pas ce que le sujet déclare qui importe mais de mettre à jour les pulsions qui lui font dire ce qu’il dit ; de même pour Marx, les hommes affirment des idées qu’ils pensent surgir de leur conscience autonome mais ils ne voient pas que ce sont les conditions matérielles et sociales qui déterminent en eux la production de ces idées : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience » (Préface à la critique de l’économie politique). Le psychanalyste demande : « d’où tu parles » ; Nietzsche demande ici : « d’où juges-tu? »
Quel est le travail de soupçon que Nietzsche effectue ici ? Il veut nous apprendre que le jugement sur la vie est produit en nous par un choix de perspective dont nous n’avons pas conscience mais qui nous fait croire que la vie a un sens.
Quelle est l’erreur dans l’évaluation de l’existence ? Nous adoptons la perspective donnée uniquement par quelques hommes (« grands talents et les âmes pures ») pour en faire une vérité universelle, valable pour tous les hommes. Nous effectuons une erreur de logique en passant sans raison du particulier ou du singulier (tel grand homme) à l’universel. Et que trouve-t-on chez ces quelques hommes ? Une production, des œuvres qui ont un sens et que nous regardons avec plaisir. Nous trouvons dans ce type d’évaluation tous les sens du mot sens : le plaisir que nous sentons, une direction de vie, un but de l’existence (but, en grec telos d’où une téléologie dans et de la vie), une signification.
« Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à un seul genre de pulsions, les moins égoïstes, et qu’on les innocente à l’égard des autres pulsions ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire à la valeur de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on adopte l’une ou l’autre manière de penser, on est par cette manière une exception parmi les hommes. »
Nietzsche envisage ici une deuxième possibilité d’évaluation de l’existence ? Il faudrait passer de la saisie de quelques hommes, à l’observation de tous les hommes mais en les purifiant de toutes les pulsions mauvaises pour ne voir que les pulsions bonnes : on pourrait en déduire que la vie a un sens, une valeur. Il s’agit d’une deuxième erreur qui nous fait émettre des jugements inexacts sur l’existence.
Nous savons que Nietzsche parle bien du sens, de la valeur de la vie mais nous avons déjà compris que ce n’est LA question du texte. Nous pouvons déduire de la lecture du début du texte que la question est pour lui la suivante : Pourquoi les hommes pensent-ils que la vie a un sens ? Quel est le type d’évaluation qui les détermine quand il juge la vie comme sensée.