L’art est-il un moyen d’accéder à la vérité ?

(sujet du bac philo 2011 mais un tel sujet peut être posé à n’importe quel concours ou examen)
Il s’agit là d’un sujet classique mais, qui, pour autant, n’est pas si aisé que cela. Pourquoi ? Parce que, quelles que soit la série concernée, le concept de vérité n’est pas, la plupart du temps et malgré les rappels incessants au cours de l’année, maîtrisé par les élèves. Il se produit toujours chez eux, à un moment donné, une identification de ce qu’ils nomment réalité (non définie) avec la vérité qui, elle, reste dans un flou non philosophique. Il est à craindre que l’intitulé soit transformé en une formulation plus courante mais hors-sujet : « L’art est-il le moyen d’accéder à la réalité ou au réel ? »

Or que faut-il pour qu’il y ait vérité ?
– Tout d’abord une réalité donnée. Mais quand on a dit réalité, on n’a rien dit puisqu’on suppose que la réalité formerait un tout homogène. Or celle-ci peut renvoyer au monde de la perception empirique mais aussi aux réels scientifiques, artistique, etc. Le fait que l’art, soit reproduirait le réel perceptif, soit s’en détournerait, ne peut pas constituer un argument en faveur de telle ou telle thèse du sujet. Pourquoi ? Parce que le réel, un réel, considéré en lui-même, n’est ni vrai ni faux : il est. Il n’en reste pas moins que, comme la réalité est une des conditions de possibilité de la vérité, il sera possible de jouer sur cette condition en se demandant si le réel de l’art est à même de s’étendre à d’autres réels, mieux susceptibles d’être qualifiés de vrai ou de faux et, pourquoi pas, au Réel.
– Il faut donc introduire une deuxième condition de possibilité pour qu’il y ait vérité : c’est un jugement sur ce réel. (Même dans la conception classique de la vérité comme adéquation de l’esprit et du réel, il y a bien une rencontre entre deux entités différentes, le réel et l’esprit. Le discours de la vérité est toujours de l’ordre du meta, de ce qui est au-delà de ce sur quoi il porte). Et pour qu’il y ait jugement, au sens fort du terme, il faut disposer d’une raison capable d’envisager l’universel et des critères de jugement qui peuvent varier selon les domaines considérés. Ainsi, même dans les sciences, les critères de la vérité ne sont pas les mêmes en mathématiques et dans les sciences expérimentales. Or l’intitulé nous demande, non pas si l’art nous permettrait d’accéder à une vérité mais d’obtenir la vérité. Le sujet présuppose que l’art pourrait mettre fin aux cheminements pluriels qui nous mènent vers les vérités différentes selon les domaines : l’art aurait ainsi une fonction unificatrice de l’ensemble des domaines de l’être. Cependant, l’intitulé ne nous dit pas que l’art nous donnerait la vérité mais qu’il serait ce qui nous amène à elle. Comment cela est-il possible ? Quelles sont les caractéristiques spécifiques à l’art qui pourraient faire qu’il nous montre le chemin vers, non pas une vérité relative, mais vers la vérité absolue ?
– Enfin, pour que la vérité soit établie, il ne suffit pas de l’affirmer, il faut prouver, démontrer que ce qui est dit à propos d’une certaine réalité (le jugement rationnel) correspond bien à ce qui est effectivement.
On voit que si l’on prend de la vérité au sérieux, il existe peu de domaines auxquels on peut l’appliquer. Ainsi, dans le domaine de la religion ou de la philosophie, notamment de la métaphysique n’emploie-t-on pas le concept de vérité dans un sens métaphorique ? Qu’en est-il dans le domaine de l’art sur lequel porte ici l’interrogation ? Cela a-t-il un sens de dire, comme on l’entend souvent, que cette œuvre d’art, ce roman est vrai ? Ne faudrait-il pas dire, plus justement, qu’elle manifeste une authenticité, ce qui n’est pas la même chose que la vérité ? Quelles sont les conditions de possibilité de l’art ou, ce qui revient au même, quelle est son essence ?

On peut dégager les conditions de possibilité suivantes pour qu’il y ait art :
Une production ou une création. Mais toute production ne relève pas de ce que l’on nomme œuvre d’art, comme c’est le cas d’une production technique
– Cette production a une valeur singulière ; elle n’est pas la copie ou la reproduction de quelque chose d’autre, d’un modèle comme c’est le cas dans l’activité du technicien. Elle est la manifestation de ce que l’on nomme style.
– Mais cette singularité ne se limite pas à elle-même; elle vise une universalité. Cependant, toute universalité n’est pas de nature esthétique. C’est le cas des propositions scientifiques dont les vérités sont universelles, tout en étant dégagées de la singularité de celui qui les a énoncées : les lois de Galilée, tout en ayant été formulées par lui sont détachées de sa propre personne et valent pour tout être rationnel.
– Cette production singulière à visée universelle provoque un plaisir, mieux, une joie, mieux un bonheur chez celui qui la saisit.
– Ce bonheur esthétique est donné par la saisie du beau.
De ces éléments, surgissent un certain nombre de paradoxes ou de contradictions qui permettent de problématiser l’intitulé :
L’art est d’abord du domaine de la production, de l’action, de la transformation du réel, d’un réel alors que la vérité n’appartient pas au même domaine, à savoir, celui de la pensée, de l’intellect, de la pure réflexion abstraite. Une pratique peut-elle avoir des effets sur ce qui est de l’ordre du théorique ? Ne s’agit-il pas là de deux domaines totalement hétérogènes ? Comment pourrait-on passer de l’un à l’autre ?
De plus, l’art, à la différence de l’activité purement technique, aboutit à une œuvre singulière qui ne peut renvoyer qu’à la singularité du style de chaque artiste. Comment pourrait-on, à partir d’une production singulière et unique, aller vers l’affirmation de propositions vraies qui, pour être vraies, doivent être universelles ou, tout au moins, universalisables ?
A cela on pourrait, semble-t-il, rétorquer que la production esthétique, tout en étant singulière a, paradoxalement, une valeur universelle : le beau est reconnu universellement comme beau. Mais l’universalité de l’art n’est pas de nature conceptuelle et intellectuelle ; son universalité est celle d’une sensibilité, d’un sentir universel. Le beau s’éprouve alors que la vérité se prouve. La beauté d’œuvre est sans raison alors qu’il n’y a pas de vérité sans raison. Comment pourrait-on passer d’une universalité sentie, celle de l’art, à une universalité réfléchie et rationnellement établie, celle de la vérité ? Et qu’y a-t-il de commun entre un bonheur de l’ordre du sentir dans l’art et le triomphe de la raison détachée de toute sensibilité dans la vérité ?
On voit donc la double difficulté d’un tel questionnement : d’une part, art et vérité renvoient à des sphères totalement étrangères l’une à l’autre, d’autre part, le chemin de l’art ne semble pas pouvoir rejoindre le chemin de la vérité.
L’enjeu, c’est-à-dire les conséquences de notre question, porte sur le statut de l’art, sur son être, son ontologie. Tient-il son être d’une fonction qu’il devrait accomplir au service de la vérité ? Faut-il l’indexer à une réalité et à une finalité différente de la sienne ? Si la réponse à la question est négative, faut-il dévaloriser cette pratique, ou même s’en détourner ?

Dans le développement du devoir il suffit de reprendre les points que nous avons énoncés dans la problématisation qui pourraient, soit éloigner, soit rapprocher art et vérité.
L’art ne peut être un moyen d’aller vers la vérité car s’il y a moyen, c’est toujours en vue d’une fin ; or la fin de l’art n’est pas la vérité : c’est le bonheur du sentir.
De plus, l’art crée un réel spécifique qui est de nature différente des autres réels ; on ne voit pas en quoi le réel de l’art pourrait être un moyen qui permettrait d’aboutir au Réel qui, lui-même, pourrait être l’objet de la vérité et non pas d’une vérité. S’il y avait une vérité de l’art (thèse contestable si l’on prend le concept de vérité au sens fort), celle-ci n’aurait rien de commun avec la vérité.
A cela s’ajoute le fait que le réel de l’art est un réel créé par l’imagination qui, par nature, s’oppose à la raison condition nécessaire à l’établissement de la vérité : la route de l’imaginaire ne débouche pas sur la route de la vérité (il serait facile de le montrer en prenant la démarche de n’importe quel philosophe classique qui chasse de sa pensée tout ce qui est de l’ordre de l’imagination, Descartes par exemple, pour ne laisser la place qu’à la lumière de la raison).
Et pour finir, il suffirait d’accentuer cette dernière opposition pour montrer qu’en tant que produit de l’imagination, l’art ne peut que nous détourner de la vérité. Et cela est vrai non seulement de la plupart des philosophies dites classiques mais de toutes les pensées métaphysiques ou religieuses. Quand ces dernières postulent qu’elles donnent ou visent la vérité absolue (mais nous avons vu qu’elles ne peuvent prétendre au concept de vérité au sens rigoureux du terme), elles critiquent toujours, à des degrés divers (allant parfois jusqu’à l’interdiction des images), les productions artistiques qui soient détournent (les hommes prennent les œuvres d’art pour elles-mêmes en oubliant d’aller vers la vérité transcendante qu’elles (re)présentent) soient, (et c’est pire), faussent la vérité métaphysique qu’elle devraient énoncer à leur façon.

Cependant, il ne faut pas oublier que le sujet porte non pas sur la vérité mais sur l’art comme moyen d’accéder à la vérité. Et comme la première condition de possibilité de la vérité est la position d’une réalité, mieux de la réalité, il faudrait s’interroger sur le réel que l’art nous dévoile. S’agit-il vraiment, comme on le pensait jusqu’à présent, d’un réel particulier, borné à cette particularité ? Ne pourrait-on pas dire que le réel de l’art, produit par l’imagination et non par la raison, est dévoilement du réel et non pas d’un réel. C’est ce qui permettrait de constater et de résoudre le paradoxe d’une œuvre singulière qui, portant, est l’objet d’une reconnaissance universelle ?
Ainsi, l’imaginaire serait à même de nous livrer l’essence même du réel, prolégomène à l’accès à la vérité. On remarquera ainsi que Platon qui critique l’art comme image de l’image de L’Idée, recourt à un type de discours qui est de l’ordre de l’imagination qu’est le mythe quand il veut nous dire ce qu’est l’Etre et la vérité. C’est donc que contrairement à ce qu’il nous dit sur l’art, l’imagination qui le produit, est à même de nous ouvrir l’accès à l’Etre et non pas seulement à des êtres particuliers et à des apparences trompeuses. C’est en ce sens que Hegel pouvait écrire que l’art est la présentation de l’absolu. Certes, pour lui, cette présentation était inférieure à ce que pouvaient produire et la religion et la philosophie, mais elle constitue bien le chemin qui prépare l’accès à la vérité absolue. Et c’est ici que la conception classique de la vérité comme adéquation de l’esprit et du réel pourrait être utilisée pour montrer que l’art est bien un moyen d’accéder à la vérité car il touche, à sa façon, à l’absolu. C’est pourquoi les religions n’ont pas toujours rejeté les pratiques artistiques comme nous détournant de l’absolu. Les églises romanes, les cantates de Bach, nous ouvrent, non pas seulement, à un réel borné à un type d’art et à un artiste singulier ; elles nous permettent de nous approcher de l’Etre même, de l’absolu qui, dans certaines religions, prend la figure de Dieu. Et même si chez Platon, il ne s’agit pas d’une pratique artistique, les mythes, produits de l’imagination, sont le seul moyen pour l’homme borné de produire une image et une compréhension des Idées, de l’Idée de Bien, de l’absolu. L’art produit de l’imagination nous ouvre à la pensée car l’imagination d’après ce que montre Kant et Heidegger joue le rôle de passerelle entre le sensible et l’intelligible. L’art peut donc bien être ce chemin vers la vérité.

C’est ainsi qu’une pratique comme l’art qui semblait se rapporter qu’à un type d’être très particulier et n’avoir aucun rapport avec la vérité, se retrouve paradoxalement être ce qui nous met en chemin vers cette dernière. Et il n’est pas étonnant que plus les philosophes se détournent d’une vérité absolue indexée sur un Dieu ou un Etre transcendant, plus leur réflexion sur l’art s’est développée comme on le voit chez Heidegger ou Sartre consacrant ses dernières énergies à réfléchir sur l’art de Flaubert. Cependant, on pourrait s’interroger sur l’unicité de la vérité : s’agit-il d’une vérité ou de l’illusion de la vérité?