Qui veut la vérité et non qu’est-ce que la vérité?
La question de Nietzsche n’est pas tant de se demander, comme les philosophes classiques, ce qu’est la vérité, quelle est son essence, que de chercher à démasquer les forces et les désirs qui sont à l’œuvre chez ceux qui parlent de vérité. Quelles sont les pulsions, (en termes de Nietzsche, quel type de « volonté de puissance ») qui déterminent ceux qui parlent de vérité ? On pourrait donc se demander quelles sont les forces qui poussent ceux qui ont le pouvoir à imposer comme vraie une proposition (« nous sommes en guerre ») qui n’est qu’une métaphore. Nous sommes en présence du processus que Nietzsche met à jour pour déconstruire l’idée de vérité.
Nous avons vu que, dans les faits, la situation dans laquelle nous nous trouvons ne remplit pas les conditions de possibilité de ce que l’on nomme guerre (pas deux États en présence, pas de soldats, pas de mobilisation générale des populations, terrorisme et non conflit armé etc.) et pourtant cette image finit par s’imposer comme vérité. Et c’est précisément ce glissement de la métaphore à la vérité que Nietzsche dénonce : la répétition de ce qui n’était qu’une image, une illusion, finit par s’imposer comme étant la vérité. Ainsi Nietzsche nous montre la genèse, la généalogie de l’idée de vérité pour mieux la déconstruire : « Qu’est ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple, fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal » (Le livre du philosophe, page 183 Aubier).
Faudra-t-il parler de guerre entre renard et mulot et surtout entre renards ? Certains scientifiques parlent de guerre (avec soldats) chez les fourmis …
C’est bien ce mécanisme de nature métaphorique qui est à l’œuvre dans les discours tenus actuellement à propos de la « guerre » : la métaphore est ce qui porte (phorein) d’un lieu à un autre (meta), ce qui déplace : elle permet de déplacer, de mobiliser les énergies, les pulsions (ici d’une population) vers un point désiré par les pouvoirs qui affrontent les aces terroristes. Or, ce que nous faisons actuellement en philosophe, c’est un travail d’analyse, de comparaison intellectuelle entre les notions de guerre et de terrorisme et, comme le rappelle justement Voltaire à propos de la tragédie, «La tragédie admet les métaphores, mais non pas les comparaisons ; pourquoi ? parce que la métaphore, quand elle est naturelle, appartient à la passion ; les comparaisons n’appartiennent qu’à l’esprit ». Et quand on se souvient que pour Freud les deux mécanismes essentiels de l’inconscient sont la condensation et le déplacement qui correspondent aux deux figures rhétoriques que sont la métaphore et la métonymie, on comprend pourquoi Nietzsche ne veut pas tant dire ce qu’est la vérité que démasquer (comme le fera Freud) les mécanismes qui nous font croire à la vérité. La question avec Nietzsche et Freud, qualifiés de penseurs du soupçon, n’est pas de savoir si ce que l’on dit est vrai mais de mettre à jour ce qui nous fait dire ce que l’on dit. Quelle est la volonté qui anime le philosophe lorsqu’il cherche la vérité ? Pourquoi vouloir chercher à atteindre une vérité immuable, une certitude irréfutable ? Pourquoi préférer la certitude à l’incertitude ? « La volonté du vrai, qui nous induira à bien des aventures périlleuses, cette fameuse véracité dont tous les philosophes ont toujours parlé avec respect, que de problèmes elle nous a déjà posés ! Qu’est ce qui en nous veut trouver la vérité ? En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas le non vrai ? Ou l’incertitude ? Ou même l’ignorance ? » (P.D.B.M.) Tel est le sens de la question généalogique portant sur la vérité et la philosophie que pose Nietzsche.
Nous étions partis d’une recherche sur l’essence de la guerre et la légitimité de son emploi dans une situation donnée (la nôtre en 2016 face aux attentats) et nous avons changé de question qui n’est plus qu’est-ce que la guerre mais quelles sont les forces, les pulsions qui poussent les hommes à employer le mot de guerre … De la question platonicienne et socratique (qu’est-ce que?) nous avons été contraints de passer à la question généalogique de Freud et de Nietzsche (qui veut la vérité?).
Cependant, sommes-nous contraints d’abandonner totalement la question de l’essence de la guerre ? Cette essence est-elle aussi assurée que nous l’affirmions ? Existe-t-il une essence de la guerre ? C’est la question qui nous faudra poursuivre …
(à suivre)