« Qu’est ce, pour moi, que le moment présent ? Le propre du temps est de s’écouler ; le temps déjà écoulé est le passé, et nous appelons présent l’instant où il s’écoule. Mais il ne peut être question ici d’un instant mathématique. Sans doute, il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le passé de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu, celui dont je parle quand je parle de ma perception présente celui là occupe nécessairement une durée. Où est donc située cette durée ? Est ce en deçà, est ce au delà du point mathématique que je détermine idéalement quand je pense à l’instant présent ? Il est trop évident qu’elle est en deçà et au delà tout à la fois, et que ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir. Sur mon passé d’abord, car le « moment où je parle est déjà loin de moi » ; sur mon avenir ensuite, car c’est sur l’avenir que ce moment est penché … Il faut donc que l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat ».
Bergson
On pourrait dire ainsi que le temps nous apparaît dans la perception habituelle comme une succession d’états différents qui font que mon présent devient passé tout en s’ouvrant sur mon avenir. Mais nous nous trouvons alors devant deux possibilités pour rendre compte de l’être du temps: soit mettre l’accent sur la rupture qui existe entre les trois dimensions du temps et notamment entre le moment présent et les deux autres dimensions du temps, soit, au contraire, saisir le temps dans sa continuité indivisible. Quel est donc l’être du présent et par là même du temps? N’est ce pas la question que se pose Bergson dans ce texte. Il s’agit là, semble-t-il, d’une question psychologique qui porte sur la façon dont je perçois et vis le temps, mais cette interrogation est essentiellement ontologique, car je ne puis pas répondre à la question portant sur la nature du présent sans m’interroger également sur l’être même du temps.
Un double paradoxe pour dire l’essence du temps.
La question que pose Bergson dans ce texte est en effet de connaître la nature, l’essence, du moment présent ou ce qui lui est équivalent ici, de l’instant présent. La façon la plus spontanée de répondre à cette question consiste à comparer le présent aux autres dimensions du temps que sont le passé et l’avenir. Or la définition de Bergson fait d’emblée surgir un paradoxe. Lorsque nous voulons donner l’essence d’un être, nous essayons de livrer de celui ci ce qui est stable, ce qui demeure par delà les changements. Telle est bien la tentative que nous voyons chez Socrate et chez Platon. Si je veux donner l’essence de la neige, je ne tiens pas compte de ses changements empiriques qui fait qu’elle peut être plus ou moins épaisse, étalée sur une surface plus ou moins grande etc. Car ces différents éléments ne peuvent perturber et changer la nature, l’essence, de la neige qui, par définition, ne change pas. Il en est de même de l’essence du grand qui n’est pas plus ou moins grande mais qui demeure identique à soi (Phédon, 74c sq. et 78d : l’égal en soi, le beau en soi « comporte en soi et par soi une unique forme … reste toujours semblablement même que soi, sans accueillir a aucun moment, sur aucun point, en aucune façon, aucune altération« .
Or quelle est l’essence du moment présent et, d’une façon plus générale du temps, selon Bergson? C’est le fait qu’il s’écoule, c’est sa fluidité car il écrit que le « propre du temps est de s’écouler« . On voit donc la difficulté à laquelle nous sommes confrontés pour définir le temps et le moment présent : l’essence, fixe, arrête ; or le temps est, selon Bergson, ce qui s’écoule donc ce qui ne peut, sinon en le défigurant, être défini, fixé, arrêté. Mais ce dernier paradoxe est redoublé aussitôt par un second qui porte sur la définition du présent. Le présent est généralement représenté comme un moment qui persiste, qui est, alors que Bergson le caractérise par l’écoulement.
Quelle est donc la conception du temps de Bergson, son ontologie ? C’est, essentiellement, que son être n’a pas d’être ou, plus justement, que son être ne persiste pas, ne demeure pas en lui- même mais qu’il est un être fluent, mobile qui, tout en gardant sa stabilité, est en constant mouvement.
La nature de l’instant.
Mais comment concevoir la nature de l’instant qui est l’écoulement même du présent ? Pour dévoiler son essence, Bergson distingue deux types d’instant qu’il nomme l’instant mathématique et l’instant réel ou, ce qui revient au même, le présent mathématique et le présent réel. Les caractéristiques du premier sont au nombre de trois. Il est d’abord idéal ce qui signifie qu’il ne peut pas s’agir d’un présent effectif, réel, empirique, car nous savons que la droite mathématique n’existe pas empiriquement mais seulement en pensée. Cette idéalité de l’instant mathématique vient du fait qu’il est purement conçu, pure pensée du mathématicien, pur produit de son objectivation, de sa façon de se représenter ce qui est. C’est l’abstraction, la séparation des mathématiques par rapport à l’expérience sensible qui permet de concevoir un instant pur, transformé en un point, en une limite indivisible. Bref, quand nous voulons nous représenter l’instant et plus généralement le temps, nous les spatialisons: « nous juxtaposons nos état de conscience de manière à les apercevoir simultanément non plus l’un dans l’autre mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue et la succession prend pour nous forme d’une ligne continue ou d’une chaîne dont les parties se touchent sans se pénétrer … »
Mais dans la vie empirique, c’est à dire dans l’espace et dans le temps vécus et non pensés, intellectualisés comme c’est le cas dans les sciences et notamment en mathématiques, il n’y a pas de limites nettes, pures ; on peut toujours passer insensiblement d’un point à un autre ; on peut insensiblement prolonger une ligne car sa limite n’est jamais absolue mais toujours indécise et mouvante. L’intérêt de l’abstraction mathématique est de pouvoir arrêter, fixer, limiter absolument les figures sur lesquelles elle pense. Certes, la figure sensible sur laquelle je raisonne n’est jamais juste, parfaite, mais la pensée que je porte sur elle, la pense comme étant parfaite et idéale. Mais, selon Bergson, un tel temps mathématique défigure, ne rend pas compte du temps et de l’instant rée,vécu effectivement.
Le temps mathématique … qui n’est pas du temps.
Ce dernier, en effet, s’oppose en tout point au temps mathématique. A l’idéalité de celui ci, Bergson oppose le caractère concret ; au caractère purement conçu, il oppose le vécu ; à la limite indivisible, il oppose l’absence de limite fixe et claire. En effet, l’instant mathématique est ponctuel, sans consistance ; il a un être comparable au point mathématique qui, par définition, n’a aucune grandeur et n’est constitué d’aucunes parties. Mais alors, selon Bergson, comment le temps pourrait-il présenter une continuité s’il n’est constitué que de points sans épaisseurs, sans consistances, discontinus? Il faut donc en revenir au seul temps réel qui est le temps vécu et délaisser le temps abstraitement pensé par les mathématiciens. Bergson nomme cette consistance de l’instant, durée.
Mais pour rendre compte de la durée de cet instant, paradoxalement et contradictoirement, Bergson fait appel à ce point mathématique dont il vient pourtant de dire qu’il ne convient pas pour définir le temps et l’instant. D’ailleurs dans toute son œuvre, Bergson répétera que la pensée analytique, déductive, scientifique ne peut que dénaturer le temps réel. A vrai dire, ce recours au point mathématique sert d’image spatiale car on ne peut pas parler facilement du temps qui est écoulement ; le seul recours consiste alors à le spatialiser, à placer des points, des repères dans l’espace, qui donneront des limites pensables (c’est ainsi que l’on définit le plus souvent l’instant comme un espace de temps et l’on sait que la science n’a pas trouvé de meilleure manière pour dominer le temps et le penser que de le transformer en espace). Ainsi, chaque point détermine, par sa propre position, un en deçà et un au delà par rapport à lui même. Mais, en disant cela, nous ne nous sommes pas éloignés de ce que fait le mathématicien qui place sur l’axe des ordonnées des points qui correspondent à des unités de temps.
La dialectique du présent.
La réponse de Bergson va consister à casser l’aspect discontinu, ponctuel, sans densité et prolongement du point mathématique. Car l’instant du temps réel c’est-à-dire du temps vécu est un mixte, un mélange. Loin d’être homogène et purement ponctuel, l’instant est bien un mixte, un mélange, un tout hétérogène puisqu’il intègre en lui à la fois le passé et l’avenir et c’est cela qui lui donne sa durée, son épaisseur, sa densité bref, sa réalité que n’a pas le temps mathématique. Le présent est lourd et plein du passé qu’il retient encore et de l’avenir sur lequel, inséparablement, il s’ouvre. Le présent est la dialectique constamment renouvelée du présent devenant passé et de l’avenir devenant présent. Bref, loin d’être un point, il serait, si l’on veut garder une image spatiale, un véritable espace enfermant en lui même les deux axes du passé et de l’avenir ; il est à l’image du fleuve qui coule sans discontinuité et rupture.
Le temps comme mélodie.
On voit donc que la définition du présent par Bergson a pour caractéristique essentielle de mettre l’accent non pas sur son aspect ponctuel, discret mais au contraire sur son épaisseur, sa consistance, sa durée, sa continuité. Certes, le temps est changement, écoulement mais celui-ci s’effectue sans rupture en raison même de la densité du présent. Dans le temps mathématique constitué de points séparés les uns les autres, on ne peut pas comprendre ce phénomène d’écoulement alors que, si je place, à l’intérieur même de mon présent, le passé immédiat et l’avenir immédiat, il n’y a aucune rupture puisque ce qui est immédiat, par définition, est ce qui exclut toute médiation, tout intermédiaire donc toute rupture. Le temps est continuité, homogénéité, durée. On comprend mieux l’image que Bergson donne du temps quand il le compare à une mélodie. Celle ci forme un « tout indivisible et indestructible » dans laquelle « le passé entre dans le présent et forme avec lui un tout indivisé ». Lorsque nous écoutons une mélodie, nous ne la saisissons pas comme une succession d’instants séparés les uns les autres mais comme un tout organique ; inversement, si nous ne pouvions pas la saisir comme un tout mais, simplement, comme une simple addition de notes se succédant sans s’intégrer, nous perdrions le sens de la mélodie (c’est ce qui se passe dans la musique dodécaphonique de Schoenberg qui présente les douze tons de la gamme sous forme d’une série que nous ne pouvons pas percevoir et saisir dans son unité, tout au moins lors sa première audition… et même … de la seconde ! L’image ci dessous montre sur la portée du dessus la série des 12 notes de la gamme ; bien entendu, le compositeur peut leur donner la durée et la hauteur qu’il désire dans sa composition, ce que l’on voit dans les deux lignes en-dessous ; il suffit qu’il conserve la structure de la série donnée.).
La mélodie, dans la musique traditionnelle non dodécaphonique, est appréhendée dans l’identité d’un même être, d’un même substrat, d’une même substance qui unifie les notes différentes et successives. Ceci correspond à ce qu’il nomme l’intuition du temps que nous perdons quand nous voulons nous le représenter intellectuellement. En effet, pour comprendre, nous analysons, nous découpons le réel vécu du temps et nous le dénaturons, comme on l’a vu dans l’analyse du temps mathématique. « Au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps indéfiniment divisible, nous apercevons la fluidité du temps réel qui coule, indivisible« .
(Cette conception bergsonienne est-elle adéquate ? C’est ce que nous envisagerons et discuterons dans la partie suivante )