Expliquer le texte suivant :

Prenons maintenant un exemple où apparaissent une volonté droite, c’est-à-dire juste, la liberté du choix et le choix lui-même ; et aussi la façon dont la volonté droite, tentée d’abandonner la rectitude, la conserve par un libre choix. Quelqu’un veut du fond du cœur servir la vérité parce qu’il comprend qu’il est droit d’aimer la vérité. Cette personne a, certes, la volonté droite et la rectitude de la volonté ; mais la volonté est une chose, la rectitude qui la rend droite en est une autre. Arrive une autre personne la menaçant de mort si elle ne ment. Voyons maintenant le choix qui se présente de sacrifier la vie pour la rectitude de la volonté ou la rectitude pour la vie. Ce choix, qu’on peut aussi appeler jugement, est libre, puisque la raison qui perçoit la rectitude enseigne que cette rectitude doit être observée par amour de la rectitude elle-même, que tout ce qui est allégué pour son abandon doit être méprisé et que c’est à la volonté de repousser et de choisir selon les données de l’intelligence rationnelle ; c’est dans ce but principalement, en effet, qu’ont été données à la créature raisonnable la volonté et la raison. C’est pourquoi ce choix de la volonté pour abandonner cette rectitude n’est soumis à aucune nécessité bien qu’il soit combattu par la difficulté née de la pensée de la mort. Quoiqu’il soit nécessaire, en effet, d’abandonner soit la vie, soit la rectitude, aucune nécessité ne détermine cependant ce qui est conservé ou abandonné. La seule volonté détermine ici ce qui est gardé et la force de la nécessité ne fait rien là où le seul choix de la volonté opère.

ANSELME, De la concorde (XIIème siècle)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Il s’agit d’un texte assez dense et complexe car le vocabulaire employé est très précis ; et même s’il est vrai qu’Anselme définit d’abord tous les concepts en présence, pour nous, il ne permet pas à un élève de la série ES ou de S dont les heures de cours sont limitées, de faire un travail correct le jour du bac. Faut-il en conclure que la commission de choix a voulu éviter que les élèves prennent cet exercice qui prête à la paraphrase ? Nous n’osons le croire.

Cherchons les notions du programme qui sont concernées dans ce texte : la liberté, la volonté, le devoir, la morale, la vérité.. Mais repérer les notions ne nous donne pas LA question du texte. C’est ce qu’il faut chercher car c’est cette question qui permet d’éviter la paraphrase et de donner une structure à l’explication.

On voit à la première lecture que la question posée porte essentiellement la liberté et le devoir.
Plus précisément, dans le rapport entre liberté et devoir, la question porte sur la possibilité ou non de déroger librement au devoir. Existe-t-il des circonstances (des déterminismes) ou des raisons qui pourraient faire que je choisisse volontairement, librement, d’effectuer un acte que je réprouve moralement ? Pour répondre à cette question morale, il faut disposer d’une certaine conception de la liberté. Quelle est celle qui sous-tend le raisonnement d’Anselme ? N’est-ce pas celle que l’on nomme, libre-arbitre ? C’est cette conception particulière que l’on pourra éventuellement discuter lorsqu’on aura fait le travail d’explication.

(Bien entendu, l’explication de texte n’oblige pas, bien au contraire, à oublier les conditions de possibilité ou essence des notions du programme : ainsi pour qu’il y ait liberté (quelle que soit ensuite la conception que l’on adopte), il faut et il suffit qu’il y ait trois conditions : choix, volonté, raison. Et ce sont ces trois conditions qui sont constamment mises en jeu dans ce texte apparemment compliqué d’Anselme mais qui ne l’est pas si l’on a fait l’effort d’apprendre les essences des notions du programme).

L’explication :

Comment Anselme met-il en place les concepts essentiels pour poser la question de la liberté ? Il distingue les éléments qui sont les conditions de possibilité de l’existence de la liberté : la volonté, le choix et la raison. Cependant la volonté n’est pas nécessairement orientée vers l’obtention du bien. Or on est à la recherche d’un acte, certes libre, mais qui puisse être qualifié de moral. Il faut donc que cette volonté soit juste, ce qu’Anselme qualifie de droite. Mais si notre volonté était constamment droite, la question du choix dans l’acte libre ne se poserait pas puisque nous n’aurions pas à choisir ! (On sait que la philosophie se demandera constamment si l’on peut vouloir le mal en sachant que c’est le mal ; si l’on connaissait le mal, pense Platon, on ne pourrait pas choisir volontairement de le faire : optimisme fondamental sur l’homme mais n’est-ce pas limiter la liberté de l’homme ?).
A cette volonté, il faut ajouter un choix à effectuer : ce sera, dans ce texte, soit de mentir pour sauver sa vie menacée, soit de mourir pour ne pas commettre un acte immoral. Il reste aussi ce qu’Anselme nomme « la liberté du choix » qu’il opposera ensuite à la nécessité.

Agir librement suppose de faire des choix fondés en raison entre des valeurs différentes : Anselme va mettre en acte dans un exemple tous les concepts exposés.


La liberté en acte.

Agir librement suppose de faire des choix fondés en raison entre des valeurs différentes : comment, et au nom de quoi, le choix volontaire va-t-il s’effectuer ? C’est ce qu’Anselme montre à travers une situation dans laquelle la volonté devra se déterminer à choisir entre deux éléments qui n’ont pas la même force : d’un côté, il y a la valeur morale qui me dit que je ne dois jamais mentir, quelles que soient les circonstances (bien entendu, l’élève qui a entendu parler de Kant et de son dialogue sur le droit de mentir avec Benjamin Constant, pourrait ici approfondir son analyse), de l’autre, il y a une détermination beaucoup plus forte, de l’ordre de la nécessité (ce qui ne peut pas ne pas être) qui me pousse à transgresser ma valeur morale pour rester en vie. Nous sommes plongés dans un conflit dissymétrique, déséquilibré, dans lequel le poids de la balance penche fortement en faveur du maintien dans l’existence. Quel poids peut avoir une valeur morale par rapport à la force qui s’applique sur moi pour me contraindre à mentir ?

Pour imager cette situation posée on a souvent donné la représentation suivante de la volonté : on peut la comparer aux plateaux d’une balance. La liberté, ce serait ce qui est capable de faire pencher la balance d’un côté ou d’un autre car je dois nécessairement faire un choix : ici je dois sacrifier ou ma vie ou la rectitude. Mais deux situations sont théoriquement possibles:

* Les plateaux sont chargés d’une façon égale. Nous sommes dans le cas de la liberté d’indifférence car la volonté s’y trouve déterminée d’une façon égale (« L’indifférence, écrit Descartes dans une lettre du 9/02/1645 au Père Mesland, me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien« ). La liberté ce serait alors la possibilité de faire pencher la balance plutôt d’un côté que de l’autre. On attribue à un philosophe du Moyen Age, Buridan, l’image suivante de cette situation que l’on présente désormais sous le nom de l’argument de l’âne de Buridan. Si nous avons empêché un tel animal de boire et de manger pendant plusieurs jours, on peut supposer que sa soif et sa faim sont d’intensité égale. On lui présente, placée à égale distance l’une de l’autre, une certaine quantité d’avoine et d’eau. Mais comme il ne dispose pas de la liberté, du libre arbitre à la façon de l’homme, il ne pourrait se décider pour l’eau ou pour l’avoine, et il mourrait de faim et de soif. Seul l’homme par sa liberté pourrait trancher, se déterminer en faveur de l’un de ces deux éléments. La liberté, pour en revenir à notre première image des plateaux également chargés, serait la possibilité de faire pencher la balance dans un certain sens. Il s’agit selon Descartes « du plus bas degré de la liberté« . Mais peut-on dire qu’Anselme se situe dans cette conception de la liberté ?

* Mais il se peut que les plateaux de la balance soient inégalement chargés, et c’est la situation dans laquelle Anselme se place. Cela correspond à une position dans laquelle nous préférerions nettement faire ceci plutôt que cela. Par exemple, je dois choisir entre le fait d’aller au cinéma et le fait de travailler mon cours de philosophie. Le libre arbitre, ce serait le pouvoir dont dispose l’homme de renverser le sens dans lequel la balance penche; ce serait la possibilité de choisir et de me déterminer en dépit de toutes les déterminations sensibles. Dans l’exemple examiné par Anselme, je ne mens pas alors que tout me pousse à mentir pour sauver ma vie.

Mais qu’est-ce qui fait que je choisis la vérité au mensonge ? Dans le premier cas, celui dans lequel, les plateaux de la balance sont chargés de façon égale, je n’ai aucune raison de choisir l’un plutôt que l’autre : je choisis sans raison ; or choisir sans raison, c’est choisir de façon absurde puisque je n’ai pas de raison de faire ceci plutôt que cela. Dans le deuxième cas, celui choisi par Anselme, c’est la raison qui guide ma volonté : c’est elle qui m’indique la valeur que je dois choisir. Etre libre, ce n’est pas agir sans raison mais agir en me déterminant selon la raison, en effectuant ce qu’Anselme appelle à juste titre, un jugement.

Et que m’indique la raison dans cette situation ? Se pose ici la question du fondement des valeurs morales ? Qu’est-ce qui est moral et qu’est-ce qui ne l’est pas, et sur quoi vais-je fonder le choix des valeurs que je dois poursuivre? Quel contenu donner à ma morale ? La réponse d’Anselme est que la morale n’a d’autre contenu que la forme même de sa propre exigence absolue : la raison, écrit-il «qui perçoit la rectitude enseigne que cette rectitude doit être observée par amour de la rectitude elle-même ». Bien entendu, les élèves qui ont entendu parler au cours de l’année de la philosophie pratique de Kant ne peuvent pas ne pas voir que, sur ce point, la pensée des deux philosophes se rejoint. Et cet amour de la rectitude n’est pas de nature sensible (comme l’est la peur de mourir si je ne mens pas) mais rationnel et raisonnable. Il ne souffre aucune exception comme chez Kant (je n’ai pas le droit de mentir, même au nom d’une autre valeur que j’estime supérieure) ; il a une valeur absolue. Mais ce caractère absolu, qui ne tient compte en rien des circonstances et des conséquences (ne jamais mentir et dire à la police que je cache chez moi mon ami que je sais être poursuivi par elle de façon injuste). Cela aurait pu être l’objet d’un développement en fin de devoir.