Il faut nécessairement s’interroger sur les différentes significations que peut prendre l’expression « dépendre de nous » et, comme toujours, poser la question suivante : « Que faut-il pour que quelque chose dépende de nous » ?
– Il faut qu’une relation soit possible entre nous et ce dont on parle. Mais toute relation n’implique pas nécessairement une dépendance.
– Il faut que ce lien mette en place une relation de subordination entre deux entités. Ainsi, en tant que vivant, l’homme a un rapport avec la nature mais, pour survivre, il est subordonné à ce que celle-ci peut lui apporter.
Si nous gardons ces deux éléments, nous pouvons, ce que nous avons déjà écrit précédemment, nous demander si « nous » (l’homme doté d’une conscience qui est temps) pouvons avoir une relation quelconque avec le bonheur. Comment celui-ci pourrait-il dépendre de nous si nous ne pouvons établir aucun lien avec lui ? L’état de bonheur n’est-il pas totalement extérieur à notre prise ? (Vous voyez ici une problématisation de l’intitulé qui ne demande pas beaucoup d’effort et qui surgit uniquement de l’analyse des conditions de possibilité (essence) de chaque notion figurant dans l’intitulé). On peut même poser une autre question : supposons que l’état de bonheur soit arrivé, l’intitulé nous permet de nous demander si nous sommes capables de conserver l’état de bonheur ? Si, comme on l’a vu, nous sommes, en tant qu’êtres humains, dotés d’une conscience qui nous plonge dans le temps, comment pourrions-nous conserver un état stable, éternel qu’est le bonheur ?
Quant au lien de subordination nécessaire pour qu’il y ait dépendance, il oblige à s’interroger sur les causes pouvant produire de l’état de bonheur : pouvons-nous être la cause susceptible de provoquer comme effet, l’état de bonheur ? Mais le bonheur n’est-il une question de chance, de hasard ? En ce cas, l’accent serait placé sur la chance qui pourrait ou non se manifester pour des raisons qui ne proviendraient pas, directement et de façon causale, de l’action d’un être. La personne qui deviendrait heureuse en rencontrant la chance serait, en quelque sorte, étrangère à sa survenue ; elle ne serait pas provoquée par son action. Ainsi, le problème porterait sur la part qui reviendrait à la personne dans l’advenue du bonheur et si l’affaire du bonheur, c’était la chance, ne peut-on pas dire que le sujet n’y serait pour rien. Le bonheur surgirait indépendamment d’une volonté, d’une action, d’un comportement qui le provoque. Mais alors, cette modalité d’advenue n’est-elle pas profondément irrationnelle, puisque surgissant sans raison ?
On voit l’enjeu anthropologique de cette question : si l’on dit que l’homme construit son être par sa volonté, ses choix, sa liberté, la survenue du bonheur n’est-elle pas la négation même d’une telle conception ? N’y a-t-il pas un paradoxe insurmontable à affirmer que le but suprême pour la plupart des hommes, à savoir le bonheur, n’aurait aucun rapport avec ce que ces mêmes hommes font dans leur existence ? A quoi bon agir si le but que nous poursuivons peut apparaître ou ne pas apparaître indépendamment de tout ce que nous pouvons faire ? Ne sommes-nous pas condamnés à une passivité fondamentale quant à la question du bonheur? L’état du bonheur n’est-il pas soit infra soit sur humain ?

Et voici d’autres développements qui pourraient nourrir votre réponse.

Le bonheur comme chance favorable qui ne dépend pas de nous.
Augurium signifie tout d’abord science des augures, divination par chant ou le vol des oiseaux. Puis présage, prévision, pressentiment et signe, indice. On voit qu’il y a un renvoi à l’avenir, à ce qui va arriver. Le signe, par définition, renvoie toujours à autre chose que lui-même ; il a une fonction indicatrice, de renvoi à autre chose que ce qui est présent, donné ici et maintenant. S’il y a présage, prévision, le concept d’augurium finit par signifier sort, destin favorable. Le bonheur, le bonum augurium est donc, à proprement parler, un événement favorable, un bon présage.
Ceci n’est pas sans retentir d’une façon paradoxale sur une autre direction de sens d’augurium qui renvoie à hasard, chance. Le bonheur est donc, si l’on suit l’étymologie, un plaisir, un bien, qui arrive par chance au sens de hasard (la chance désigne d’abord la façon dont les dés tombent, c’est-à-dire par hasard). Le bonheur est donc, étymologiquement, une chance favorable, ce qui lui échoit. Telle est la signification que nous trouvons en anglais dans Happiness, de Happen, arriver par hasard et en allemand dans Glück, de Gelingen, réussir (cf. en anglais Luck (Good luck). On trouve le même sens dans le mot latin felix qui signifie protégé des dieux mais aussi chanceux.
Mais alors si c’est un état qui nous vient de la fortune, l’homme ne peut rien ou tout au moins presque rien faire quant à sa survenue ou son obtention. Il nous arrive d’une façon inattendue et imprévue. Si nous pouvions prévoir ce qui arrive par hasard, il n’y aurait plus de hasard. (Telle est, ou plutôt telle a été, l’ambition de la science classique au cours de son histoire en remplaçant le hasard par le déterminisme absolu. Nous disons absolu puisque le hasard obéit au déterminisme). De plus, le bonheur qui survient par hasard serait à tout moment susceptible de disparaître par l’effet de ce même hasard ! « Car, écrit Aristote, il y a beaucoup de changements dans la durée d’une vie, ainsi que des hasards de toute sorte, et l’homme le plus prospère peut tomber dans les plus grands malheurs dans sa vieillesse, comme l’épopée le raconte de Priam : or celui qui est impliqué dans de tels revers de fortune et finit misérablement ne peut passer pour heureux ». A quoi bon désirer un état qui apparaît et disparaît par hasard ? Le bonheur, affaire de chance, ne serait qu’un événement sans raison, sans densité, sans substance et dont la venue ne dépend en rien de nous.

Irrationalité de la venue du bonheur.

On peut tirer de cela trois conséquences :
– le bonheur ne serait pas de l’ordre de l’action ou, plus précisément, le produit direct de l’action de l’homme ; il ne serait pas produit par un acte de l’homme et il n’y aurait pas de lien logique entre ce que fait l’homme et l’obtention du bonheur. Quoi que fasse l’homme, on ne pourrait pas établir un lien de causalité ou même une corrélation entre son comportement et la survenue du bonheur. Certes, on pourrait concevoir une agitation, une quête, une recherche frénétique du bonheur par l’homme (comme on peut penser que celui-ci qui achète beaucoup de billets à une loterie) qui augmenterait les chances d’obtention du bonheur. Mais ce serait le sort qui déciderait en dernier lieu de la présence ou de l’absence du bonheur. Certes, on pourrait prendre toutes les dispositions pour être heureux mais rien ne pourrait nous permettre de voir un lien logique entre cette préparation et la survenue de ce bonheur.
Si le bonheur est la conséquence d’un hasard, il ne viendrait pas de l’intérieur de l’homme mais du dehors, de l’extérieur c’est-à-dire de ce qui lui est étranger. Il adviendrait aussi bien à celui qui le mérite (l’homme vertueux) qu’à celui qui ne le mérite pas du tout. Mais peut-on être heureux si cet état dépend de l’extérieur, par exemple du regard des autres ?
Le bonheur présenterait donc une nature profondément irrationnelle, puisque survenant sans raison essentielle (est irrationnel ce qui est sans raison, ce qui n’a pas de raison d’être).

Le bonheur comme fruit de la volonté et de la raison humaine.

A cette conception irrationnelle du bonheur et son advenue, on pourrait opposer la thèse selon laquelle le bonheur ne peut surgir que de la volonté de l’homme et de son action. C’est ainsi qu’Aristote écrit que « … la bonne fortune et le bonheur sont différents. La cause des biens extérieurs à l’âme, en effet, c’est le hasard et la chance, alors que personne n’est juste ni tempérant par chance ou du fait de la chance… » Le bonheur ne peut pas venir du hasard ; il est le fruit de l’action de l’homme.
Les cyniques et stoïciens affirment de la même façon que le bonheur est la conséquence de l’exercice de la volonté. Pour Diogène, le bonheur se trouve dans la vertu de la volonté qui permet à l’homme d’être totalement indépendant, autarcique, détaché de tout souci venant des biens comme des problèmes de la cité.
Les stoïciens invitent l’homme à bien discerner ce qui dépend véritablement de la volonté de l’homme. Le bonheur advient quand l’homme veut ce qui arrive au lieu de vouloir s’opposer au destin contre lequel il ne peut rien. C’est pourquoi, les stoïciens distinguent ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Le premier paragraphe du Manuel d’Epictète commence ainsi : « Les choses se divisent en deux : celles qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous ce qu’on pense de quelque chose, la tendance, le désir, l’aversion, et, en un mot, tout ce qui est notre œuvre. Ne dépendent pas de nous le corps, la possession, l’opinion des autres, les fonctions publiques, et, en un mot, tout ce qui n’est pas notre œuvre. Ce qui dépend de nous est, par nature, libre, sans empêchement, sans contrariété, tandis que ce qui ne dépend pas de nous est faible, esclave, sujet à empêchement, étranger. » (Manuel, 1, 1-2.)
Cette distinction est centrale chez les stoïciens car elle permet de ne pas rechercher le bonheur dans de ce que nous ne pouvons pas atteindre. Si je désire des biens qui ne dépendent pas de moi, je me condamne au malheur. Tel est le cas de celui qui cherche l’argent, les honneurs qui ne dépendent pas entièrement de lui mais surtout des aléas, du hasard, des circonstances, de la fortune : « Toi donc qui recherches de si grandes choses, souviens-toi qu’il ne faut pas mesurer ta peine pour les atteindre, mais renoncer complètement à certaines idées en remettre d’autres à plus tard pour le moment. Si, en plus de ces choses, tu désires aussi la richesse et le pouvoir, tu risques de ne même pas les obtenir, parce que tu poursuis aussi les premières. Et, très certainement, tu manqueras les choses qui seules procurent la liberté et le bonheur. » Epictète, Manuel, I,4.).

On voit donc que pour la plupart des philosophes, le bonheur est la conséquence d’une action, d’un choix de vie et de valeurs. Mais cela n’est-il pas contradictoire avec le fait que le bonheur est un état ?

Conclusion : si l’on tient du compte que le bonheur renvoie à la chance, au hasard mais aussi à l’homme disposant d’une conscience qui le sépare intrinsèquement de l’être (du bonheur) et de l’éternité, on pourrait reprendre l’exemple d’un jeu de hasard comme le loto. Seuls ceux qui ont acheté un billet peuvent gagner. Traduisons : seuls les hommes qui se disposent à aller vers le bonheur (par un comportement, par le travail sur certaines représentations, c’est selon), peuvent espérer l’obtenir. Mais il ne suffit pas de jouer pour gagner : être heureux n’est pas le produit direct de ce que nous avons fait pour l’obtenir. Nous pouvons nous préparer à être heureux (cela dépend de nous) mais il ne dépend en rien de nous de l’obtenir.. Et si nous étions heureux, nous ne le saurions pas, puisqu’ayant perdu notre conscience et la conscience du temps. Et si nous savions que nous sommes heureux, nous l’aurions perdu.