Sommes-nous responsables de l’avenir?
Quel paradoxe peut-on trouver d’emblée dans cet intitulé ? On répond dans son présent de ce qui est et/ou de ce qui a été mais comment pourrait-on répondre, à partir de mon présent, de ce qui est à venir, donc de ce qui n’est pas encore ? En termes de droit, je peux être jugé responsable de ce que j’ai fait et de ce que je fais, mais je ne peux pas être jugé pour ce que je n’ai pas encore fait, pour ce qui n’est pas encore. Il est vrai cependant qu’aujourd’hui, sous la pression d’une pensée populiste, certains voudraient que certaines personnes, qualifiées de terroristes pour leurs actes passés, soient jugées responsables de leurs actes à venir et soient définitivement enfermées. Mais dans ce cas, en toute rigueur, il ne faudrait pas parler d’avenir car on considèrerait que l’avenir n’est pas à venir puisqu’il ne serait que la pure répétition du passé, de ce qui a été : ces personnes ne seraient donc pas responsables de leur avenir mais seulement de leur passé.
Cependant l’intitulé nous invite à envisager une autre conception de la responsabilité que celle que nous venons de présenter, à savoir, celle qui reposait sur une action effectivement accomplie par un sujet dont il devrait rendre compte. Ne faut-il pas envisager qu’il existe une responsabilité envers l’avenir ; n’existe-t-il pas, dans la mesure où l’homme a le pouvoir de modifier profondément ce qui est, un devoir envers l’avenir ? Le pronom personnel « nous » qui figure dans l’intitulé s’ouvrirait alors non seulement sur une dimension individuelle mais surtout collective.
Que faut-il pour qu’il y ait responsabilité ?
– Il faut, tout d’abord, que quelque chose soit fait par un sujet ; il faut qu’il y ait une action. Ainsi, dans cet intitulé, pour que l’on puisse envisager de répondre positivement à la question, il faut accepter de penser que ce qui est à venir soit le produit d’un acte dont je suis l’auteur, le sujet.
– mais toute action, au sens large du terme, n’implique pas une responsabilité de ma part. Pour que je sois responsable de l’action que je fais, il faut que je l’accomplisse consciemment, ce qui suppose un être capable de prendre une distance, un écart, entre l’action et le sujet qui l’effectue. Mais la conscience ne suffit pas car le jeune enfant de quelques années possède bien une conscience mais cela ne suffit pas pour qu’on lui attribue la responsabilité des actes qu’il accomplit. Pourquoi ? Il lui manque la faculté de juger, d’apprécier véritablement le sens et la portée de ses actes car il n’a pas encore développé ce que l’on nomme la raison.
– Cependant, il ne suffit pas, pour être responsable de faire ou avoir fait une action déterminée par la raison ; encore faut-il que cette action ait été effectuée librement et la liberté nécessite trois conditions de possibilité : la raison que nous venons de voir, le choix et la volonté. Ainsi, la notion de responsabilité implique une autre notion qui est celle de l’imputabilité à savoir, que l’on peut m’attribuer l’action en question dont je dois répondre.
Notre intitulé se transforme en la question suivante : peut-on dire que l’avenir individuel et collectif est la conséquence d’une action faite librement c’est-à-dire par un choix volontaire et raisonné ? Cela présuppose qu’il y ait un lien de causalité entre ce que je fais et ce qui va advenir. Mais a-t-on ce pouvoir ? Et la question devient plus complexe encore si l’on n’oublie pas de réfléchir sur l’article défini (« l’avenir) qui est trop indéfini pour permettre une réponse argumentée : s’agit-il de mon avenir en tant que sujet individuel ou de l’avenir de l’humanité tout entière ? Peut-on penser que ce qui va advenir dépend essentiellement de l’action présente des humains ?
S’il est facile dans un premier temps de montrer que l’on ne peut pas être responsable de l’avenir en reprenant tous les éléments que nous venons de montrer et qui constituent les conditions de possibilité de la responsabilité, il est possible d’élargir la notion de responsabilité à l’avenir. Ce qui a changé c’est un développement considérable de la puissance des hommes qui sont désormais en mesure, par la science et la technique, de bouleverser l’ordre des choses comme la nature, les vivants. Par conséquent les hommes, par leur action rationnelle, modifient non seulement leur présent mais produisent des effets qui engagent l’avenir de toute l’humanité : c’est désormais une évidence que les industries humaines sont en grande partie responsables du réchauffement climatique. Cela a pour conséquence de faire naître, selon Hans Jonas, une autre conception de la responsabilité : « « Or il y a encore un tout autre concept de responsabilité qui ne concerne pas le calcul ex post facto [a posteriori] de ce qui a été fait, mais la détermination de ce qui est à faire; un concept en vertu duquel je me sens responsable non en premier lieu de mon comportement et de ses conséquences, mais de la chose qui revendique mon agir» (p. 132). La puissance nouvelle de l’homme crée chez lui de nouveaux devoirs dont celui de préserver la vie de l’humanité à venir. Nous sommes responsables du monde à venir. C’est la considération de l’avenir qui commande aux hommes une nouvelle responsabilité.
En conclusion, on constate que l’augmentation considérable des pouvoirs de l’homme sur tout ce qui est, nous permet de donner au concept de responsabilité un nouveau sens ouvert sur l’avenir, contradictoire avec celui qui lui est donné traditionnellement (être responsable de ce que j’ai fait et non de ce que je ferai). Cependant le concept d’avenir peut prendre deux significations : l’avenir peut désigner une dimension du temps sur laquelle nous n’avons pas de maîtrise donc de responsabilité et il peut renvoyer à l’état matériel futur du monde et des vivants et c’est uniquement sur ce deuxième sens que l’on peut invoquer un devoir de responsabilité