(ce qui précède est ici)
[Corrélats avec le programme : le vivant, théorie et expérience, raison, vérité, désir, société]
Où Semmelweis (1818-1865) fait la leçon au professeur Raoult
Désir et raison ou désir ou raison ?
L’épidémie provoquée par Covid-19 nous place dans une dialectique contradictoire entre la raison et le désir. D’un côté, nous sommes en présence de deux désirs qui s’expriment sous la forme d’impératifs : désir des populations de ne pas être atteintes par le virus et désir des chercheurs de toutes sortes de parvenir à comprendre le fonctionnement du virus en vue de proposer des thérapies efficaces. Mais il ne suffit pas que les désirs s’expriment avec force pour qu’ils soient réalisés. Et on rappellera les mots qu’ils croyaient spirituels, proférés par un ancien Président de la République brillant par son ignorance crasse, affirmant que les chercheurs, au lieu de chercher en vain, feraient mieux de se mettre à … trouver (en réalité il justifiait par cela, le fait que les crédits de la recherche seraient désormais essentiellement orientés vers les domaines qui produisent des savoirs immédiatement utiles et rentables. C’est grâce à cette vision remplie d’intelligence que l’essentiel de la recherche française sur les virus, qui était en pointe dans le monde scientifique, a été démantelée et quasiment abandonnée ! En effet, en 1997 on a contraint le spécialiste français Hubert Laude, l’un de meilleurs au monde, de dissoudre son équipe d’une vingtaine de chercheurs : «Les mécanismes d’interaction entre le virus et sa cible, capitaux, n’intéressaient pas trop mes responsables, car jugés trop éloignés des besoins du terrain » Et ironie de l’histoire, à 72 ans, « lui, qui a toujours trouvé inefficace la recherche guidée par les applications et le court terme, a dû sortir de sa retraite. Le système qui, en quelque sorte, l’a contraint à arrêter ses travaux lui demande maintenant, en urgence, de donner son avis sur des projets de recherche à financer sur… le coronavirus.).
Reste une incompréhension de plus en plus grande entre l’opinion commune et les scientifiques : la première exige des résultats immédiats pour combler ses peurs ; les seconds doivent observer, analyser, débattre de façon contradictoire (ce qui les fait qualifier d’incompétents par ceux qui croient que le savoir scientifique surgit ex nihilo) dans un temps qui n’est pas le même. L’opinion, journalistes inclus, de plus en plus « informée » prend partie pour le professeur Pierre ou pour le professeur Jacques mais comme le disait l’épistémologue Gaston Bachelard : »L’opinion a toujours tort« . Et cette opposition n’est pas relative mais absolue : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. » Et la raison se trouve précisément dans les besoins et les désirs qui la motivent : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître« . Elle ne peut pas savoir si le professeur Raoult a raison (il est vrai qu’il ne le sait pas lui-même … scientifiquement parlant) mais elle prend partie pour lui car il lui semble que c’est le seul traitement utile qu’on lui propose. Le comble de la bêtise est atteint quand on fait un sondage auprès de l’opinion pour savoir si le professeur Raoult a raison !
« L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S‘il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » Ce texte de Bachelard écrit en 1938 n’a rien perdu de sa pertinence : l’opinion reproche actuellement aux scientifiques leurs débats, leurs contradictions ; elle veut une réponse alors que la science cherche, lentement et contradictoirement à poser le problème ! Et constater qu’il y a un virus, c’est aujourd’hui, être au seuil de la science mais pas dans la science ! L’opinion est en plein faux-sens au sens fort du terme: elle veut une réponse à un problème qui n’est pas encore scientifiquement totalement posée!
La science ne fonctionne pas au désir mais à la raison ; certes, celui-ci a déclenché dans l’ensemble des laboratoires du monde un foisonnement de travaux et de publications dont le nombre et la qualité dépassent tout ce que l’on a pu faire auparavant: au 30 avril 2020 on recensait 4200 articles ou lettres scientifiques parlant du coronavirus et il paraît 30 articles par jour ! Mais ce désir de savoir doit toujours être régulé ou plutôt transformé par la raison qui n’obéit pas automatiquement aux impératifs du désir : le manque constitutif du désir (ne pas être touché par ce virus) n’est pas de même nature que le manque du chercheur (trouver la cause et démontrer que c’est bien elle qu’on a trouvée). Cependant, et malgré la transmission d’informations, devenue universelle et immédiate, on ne peut échapper aux désirs de certains chercheurs ou laboratoires de laisser leur nom sur une découverte fondamentale: certains chercheurs, soucieux d’être les premiers publient des articles en pré-print alors qu’ils n’ont pas été lus et critiqués par des pairs. Et ce désir d’avoir raison peut parfois avoir raison de la raison. Sur ce point le professeur Raoult qui selon ses déclarations «donne des cours d’épistémologie, des leçons sur les concepts et les méthodes dans l’histoire des sciences», au nom de ce qu’il nomme une exigence éthique de soins urgents aux malades mais aussi de son désir de découvrir un traitement innovant avant les autres, viole allègrement les principes d’une recherche scientifique objective et démonstrative qu’il prétend enseigner. Il est temps de lui montrer la démarche rationnelle et expérimentale qu’un autre médecin du nom de Semmelweis, a suivi dans les années 1840 pour trouver et éradiquer la cause de la fièvre puerpérale qui entraînait la mort des femmes présentes dans des services d’obstétrique.