Il n’est donc pas étonnant que le Logos soit profondément atteint dans un tel espace déshumanisé. Ce qui fait la spécificité de l’homme, à savoir une parole fondée sur la raison qui unit les hommes, se délite. Ceci pose une question redoutable à Primo Levi: comment parler de ce qui est en deçà de la parole, d’une situation dont le Logos s’est absenté, de ce qui est, à proprement parler incompréhensible et indicible? Le langage est l’être même de l’homme et s’il nous arrive parfois de ressentir une distance entre ce que nous sentons et ce que nous disons, la familiarité que nous entretenons avec lui montre que nous ne pouvons pas séparer, dissocier notre être et la parole[1]. Le Logos peut-il dire ce qui n’a plus de Logos? Et symétriquement, à la sortie du camp, Primo Levi doit parler, prendre la parole, témoigner pour exister lui-même et pour faire exister tous ceux qui sont morts. La parole est ici un retour à une existence humaine. A l’opposé, dans le camp, on assiste à une perte progressive des différentes langues maternelles au profit d’un mélange irrationnel et babélien des différentes langues. Et ce qui est plus grave, c’est que ce qui nous est le plus familier (la langue dite maternelle) devient de plus en plus quelque chose d’hostile et d’étranger. Celui qui ne comprend pas cette langue qui n’en est pas une ne peut espérer survivre dans un tel espace.
On assiste corrélativement à un engourdissement de la conscience qui se constate par une perte de la mémoire, une perte du sens de l’avenir («savez-vous comment on dit «jamais» dans le langage du camp? Morgen Früh, demain matin»), un temps réduit à la seule dimension du présent. Nous sommes dans un temps vide très proche du Spleen baudelairien ou plus justement de l’Enfer de Dante: «et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer » (p. 21). Le temps se désagrège: «La chose la plus difficile à rendre, déclare Primo Levi, c’était précisément «l’ennui», l’ennui total; la monotonie, l’absence d’événements, les jours tous pareils. C’est cela, l’expérience de la captivité, et elle produit un curieux effet: les jours semblent se distendre au moment où on les vit, mais, dès qu’ils sont finis, ils raccourcissent, il n’y a rien à l’intérieur». Le temps n’est plus qu’une forme vide sans contenu.
Le sujet perd ainsi toute consistance dans la mesure où, également, il est privé de son passé, de sa biographie, de son histoire qui constitue son identité: «c’est dans cette baraque du K. B., au cours de cette parenthèse de paix relative, que nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée» (ch. 4). La personnalité, la subjectivité, la singularité disparaissent peu à peu: «nous avons fait cent fois le parcours de la bête au travail, mort à nous-mêmes, avant de mourir à la vie, anonymement» (chap. 4). Et le récit de Primo Levi est rarement énoncé par un «je» mais par un «nous» collectif dans lequel toutes les singularités sont confondues. On peut le saisir dans cet extrait où il décrit la perte progressive d’identité par uniformisation des corps et des êtres; or il n’y a d’identité possible que par opposition à d’autres différents: «déjà mon corps n’est plus mon corps. J’ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir; chez certains, la peau est devenue jaune, chez d’autres, grise; quand nous restons deux ou trois jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaître» (ch. 2). Le sujet n’existe plus parce qu’il a perdu son soi: «un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, et de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, de tout ce qu’il possède: ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité: car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans considération d’ordre humain».
Paul Klee
On pourrait presque dire que le camp est en quelque sorte un état de nature dans lequel les hommes vivent en dehors du droit, de la loi, de la morale. Tout est fait en sorte que l’autre soit un ennemi pour l’autre. Il existe «une lutte exténuante de chacun contre tous», formule qui renvoie à celle de Hobbes qui écrit que dans l’état de nature on trouve «une guerre de tous contre tous» (bellum omnium contra omnes). Il faut à tout moment se méfier des agressions, des vols de ses propres compagnons: «chacun est à la fois un ennemi et un rival». A l’arrivée au camp, les Allemands déclarent aux arrivants d’une façon incroyable pour eux, qu’il faut qu’ils se méfient du vol: «Voler par qui? Pourquoi devrait-on nous voler nos chaussures? Et nos papiers, nos montres, le peu que nous avons en poche? Nous nous tournons tous vers l’interprète. Et l’interprète interrogea l’Allemand, et l’Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s’il était transparent, comme si personne n’avait parlé». Il n’y a plus de communauté, de socialité et l’amitié y est une exception car les hommes n’y sont plus mus que par leur intérêt. L’homme qui selon Aristote a pour essence d’être un animal politique est ici dépouillé de sa possibilité d’établir des liens, une sociabilité; il n’est plus alors qu’un animal vivant dans un état sauvage selon le pur droit de nature décrit par Hobbes ou Spinoza: « chacun a droit de travailler à sa conservation, et a pareillement droit d’user de tous les moyens et de faire toutes les choses sans lesquelles il ne se pourrait point conserver » (Hobbes). Dans un tel état asocial, anomique, chacun est le seul juge des moyens qu’il estime nécessaire pour se conserver: «Au lager […] l’homme est seul et […] la lutte pour la vie se réduit à son mécanisme primordial] (95).
Il n’en reste pas moins que cette guerre de tous contre tous que les nazis veulent instaurer est une limite jamais totalement atteinte. Primo Lévi trouve en une seule personne, Lorenzo, la possibilité de ne pas totalement déchoir: «à supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui put résister à l’épreuve, je crois que c’est à Lorenzo que je le dois; je lui dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple si facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avait contaminé, qui était demeuré étranger à la peine et à la peur; quelque chose d’indéfinissable comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il vaut la peine de se conserver vivant. C’est à Lorenzo que je dois de n’avoir pas oublié que moi aussi j’étais un homme.»
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[1] Les sophistes sont d’autant plus pervers pour Socrate et Platon, qu’ils transforment le langage en moyen de convaincre, de soumettre l’autre indépendamment de la vérité. Ce faisant, ils lui donnent une fonction qui fait perdre de vue sa signification fondamentale: dire ce que nous pensons, notre être même, l’Etre. A contrario, on remarquera qu’Anna O., malade de Freud qualifiée de névrose hystérique, ne peut commencer à sortir de son angoisse et du non-sens qu’en retrouvant une parole.