Il y a de nombreux textes (des romans, des essais) qui ne sont pas comme des ouvrages de philosophie au sens strict du terme mais qui présentent des exemples, des analyses susceptibles de nourrir votre réflexion philosophique. « Vendredi ou les limbes du Pacifique » de Michel Tournier permet de bien comprendre l’importance d’autrui dans la constitution du sujet, l’importance du travail, du droit, de la société (notions présentes dans l’ensemble des programmes). Nous voulons ici faire une lecture du livre de Primo Levi qui par sa présentation d’une déconstruction systématique de ce qui constitue l’homme, nous permet de comprendre ce qui fait l’humanité de l’homme.
La lecture du livre de Primo Lévi Si c’est un homme est à même de nous apporter des éléments fondamentaux pour comprendre l’homme, son essence, sa nature. Il s’agit d’un témoignage qui décrit à la façon d’un scientifique, d’un chimiste qu’il est, une situation quasiment expérimentale (celle d’une sélection darwinienne accélérée[1]) dans laquelle des hommes ont entrepris de démonter, de déconstruire, de «démolir» (ch. 2) et finalement de détruire, ce qui fait l’humanité de l’homme en le faisant passer du stade de sujet à celui d’objet en passant par celui d’animal. L’homme est le seul vivant capable non seulement de se construire par la culture mais aussi d’entreprendre de détruire ce qu’il a lui-même construit, ce qui l’a lui-même construit, à l’aide des instruments de cette même culture. On est ici en présence d’un immense paradoxe tragique dans lequel l’homme utilise sa culture pour tenter d’arracher à d’autres hommes cette même culture qui les constitue comme hommes. On comprend dès lors pourquoi certains philosophes, en considérant ce que des êtres cultivés pouvaient faire à l’encontre d’autres êtres humains pour les déshumaniser à l’aide de la culture, de la raison, se sont mis à remettre en question la culture elle-même et l’idée selon laquelle celle-ci améliorerait nécessairement l’homme. Le projet rationaliste et humaniste du siècle des Lumières n’est-il pas réduit à néant quand nous voyons ce que la technique, la science a pu faire de l’homme dans de telles circonstances? La raison ne s’est-elle pas mise au service d’un monde sans raison, sans pourquoi ? ««Warum ?», dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum » (ici il n’y a pas de pourquoi)». Or il n’y a de sens pour l’homme que si l’on peut rapporter ce qui nous arrive à un principe de raison[2].
Et la perversité des nazis consiste à retourner une chose en son contraire: le travail qui peut-être pour l’homme un des moyens de se réaliser comme homme devient ici le moyen de le détruire d’une façon systématique et inéluctable. Cette perversité est soulignée par les nazis eux-mêmes à l’entrée du camp par le «Arbeit macht freiheit»; ici, le travail, loin de permettre à l’homme de se reconnaître comme homme dans la forme qu’il produit à l’extérieur de soi, détruit son existence, sa liberté, l’aliène, lui fait perdre son essence. De même, la présence de la musique dans le camp est là pour souligner le contraste entre le développement raffiné de la musique et la situation sans culture, mécanique, qui est faite aux prisonniers. Ne faut-il pas remettre en question la définition traditionnelle de l’homme comme doté de raison et orienté en droit, en principe, vers le bien?
Il existe une inhumanité possible de l’homme au coeur même de son humanité. Peut-on aller jusqu’à dire contre Socrate qui disait que «nul ne fait le mal volontairement», qu’ici, des hommes se sont montrés capables de faire le mal en sachant qu’il le faisait? Si la réponse est positive, il y aurait en l’homme un pouvoir ontologique, une liberté qui lui permettrait non seulement de rechercher le bien mais aussi d’accomplir le mal en le sachant, en le voulant et même, en prenant plaisir à le faire. Pour les classiques comme Platon Descartes (voir la quatrième Méditation métaphysique, si l’homme fait le mal, c’est qu’il se trompe, c’est qu’il n’a pas véritablement compris et pensé ce qu’il faisait; le mal est une erreur de jugement. Ne faut-il pas aller jusqu’à formuler l’idée, simplement esquissée par Kant, que la liberté de l’homme irait jusqu’à vouloir le mal en sachant que c’est le mal. Y aurait-il en l’homme une contradiction entre une volonté et une liberté absolue et une raison limitée? Faut-il encore penser que ceux qui ont commis de telles choses ne savaient pas vraiment ce qu’ils faisaient?
[1] Chacun est ici placé dans une «lutte pour la vie» (chap. 9). «Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale ». (ibid., 93). «Enfermez des milliers d’individus entre des barbelés, sans distinction d’âge, de conditions sociales, d’origine, de langue, de culture et de moeurs, et soumettez-les à un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les besoins: vous aurez là ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux comme champ d’expérimentation, pour déterminer ce qu’il y a d’inné et ce qu’il y a d’acquis dans le comportement de l’homme confronté à la lutte pour la vie». On pourrait même aller jusqu’à dire qu’il s’agit parfois d’une simple physique dans laquelle des corps doivent tout faire pour résister à une force de plus en plus oppressante qui s’abat sur eux. Et l’énergie de résistance se situe plus dans le corps que dans la pensée.
[2] Mais Primo Levi se trouve alors devant la contradiction suivante: parvenir à expliquer, à donner une raison, un sens, n’est-ce pas radicalement fausser la réalité absurde, sans raison du camp? «Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est justifier». « Le sens d’Auschwitz, c’est de ne pas avoir de sens » écrit le philosophe contemporain Emmanuel Lévinas. Cependant Levi écrit aussi «qu’aucune expérience n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse». (9, 93). Comment l’esprit (Geist) peut-il rendre compte de son contraire l’anti-esprit (que les Allemands ont nommé Ungeist)? Pour pouvoir néanmoins parler de ce dont la raison ne peut rendre raison, la parole du mythe (religieux ou non) n’est-elle pas alors un recours possible?