Peut-on ne pas connaître son bonheur ?

Encore un sujet sur le bonheur en 2011 ! Liban 2011
Nous donnerons dans la suite du corrigé sur « L’Etat doit-il viser le bonheur de l’individu ? », les conditions de possibilité ou l’essence de la notion de bonheur. Tentons simplement ici de commencer une lecture de l’intitulé et une problématisation.

Doxa et réflexion philosophique

Déjà, la première difficulté, souvent non aperçue par un certain nombre de candidats qui n’ont pas compris la spécificité de la réflexion philosophique, se situe dans l’expression elle-même. Il s’agit d’une phrase, souvent prononcée dans la vie quotidienne, qui implique un jugement comparatif portant sur la situation d’autrui qui se trompe sur le sens de sa propre existence. Et c’est en comparant l’existence de cet autre à une autre, jugée moins bonne, que l’on profère cette sentence. En d’autres termes, cette phrase présuppose que le sujet ne soit pas en mesure d’apprécier de façon juste sa propre situation quant au bonheur : serait-il possible que l’on soit heureux sans le savoir ? Mais elle présuppose aussi qu’une même situation pourrait être qualifiée par certains d’heureuse et par d’autres de malheureuse ou, tout au moins, de non-satisfaisante. Dans ce cas, le bonheur serait relatif et non absolu puisqu’il pourrait faire l’objet d’évaluations contradictoires selon les sujets et selon les situations : mais, par définition, le bonheur n’est-il pas de l’ordre de l’absolu? Un bonheur relatif est-il un bonheur ? Ne confondons-nous pas, dans cette expression, bonheur et plaisir ou simplement état satisfaisant ?
Tout ceci pour montrer que le candidat qui prendrait cette expression dans son sens courant, au sens de la doxa ne parlerait pas du bonheur au sens fort (ce qui est nécessaire dans un devoir de philosophie) mais se laisserait aller à des banalités comparatives sur ce qui n’est que de l’ordre du plaisir ….

Cherchons les paradoxes portant sur la connaissance.

Mais il n’est pas difficile de s’étonner devant un tel intitulé pour le problématiser :
Premier paradoxe : comment ne pourrait-on pas connaître ce que nous ressentons ? Comment pourrions-nous être dans l’inconscience de ce qui, semble-t-il, ne peut pas ne pas être vécu consciemment, à savoir d’être heureux ?
Deuxième paradoxe : mais si le bonheur est un état que nous sentons, que nous ressentons, que nous éprouvons immédiatement, comment pourrions-nous le connaître alors que la connaissance suppose, au sens fort, un écart, une distance, une séparation, une abstraction ? Bref, les médiations nécessaires pour connaître ne détruisent-elles pas l’immédiation de l’état de bonheur ? N’y a-t-il pas une différence de nature entre ce qui est de l’ordre du bonheur qui est vécu, ressenti et ce qui est de l’ordre de la connaissance qui est pensé ? Toute connaissance du bonheur ne détruit-elle pas immédiatement l’état qu’elle prétend saisir ?
Troisième paradoxe : puisque l’intitulé porte sur « son » bonheur et non pas sur le bonheur, il suppose qu’il pourrait être possible, pour l’individu, la personne, de ne pas accéder à la connaissance de soi-même ? La saisie de sa propre subjectivité, et ici, de l’état le plus satisfaisant qui soit, à savoir, le bonheur, serait une chose impossible ? Sortir de soi, s’abstraire de soi pour connaître serait-il une tâche impossible ?

On voit que, pour ce sujet, on pourrait jouer sur des variations portant sur le concept de connaissance pris au sens faible ou au sens fort (dimension épistémologique visible ici dans le troisième paradoxe).

Deux conceptions contraires du bonheur : connaissance ou ignorance du bonheur.

Le dictionnaire philosophique de Lalande distingue deux sens finalement très proches du mot bonheur mais qui n’aboutit pas du tout aux mêmes conséquences quant à notre sujet.
Dans le premier, ce serait un état de satisfaction complète, qui remplit toute la conscience. Cette première définition montre que dans un tel état nous avons assez (en latin satis) de tout ce que nous pouvions désirer. Mais elle présuppose que « toute la conscience » est remplie. Si l’on dit que la conscience est remplie, il faut donc que notre conscience subsiste dans l’état de bonheur. En ce cas, il demeurerait le premier élément qui permet à l’homme de connaître, à savoir, sa conscience.

Mais ne pourrait-on pas dire, au contraire, que dans le bonheur toute forme de conscience est abolie ? Maintenir la conscience dans le bonheur, n’est-ce pas conserver une distance, si minime soit-elle, entre ce que je j’éprouve et ce dont j‘ai conscience, qui me sépare du bonheur ? L’état de bonheur peut-il exister, subsister dans la conscience que j’en ai ? Bref, la conscience et la connaissance du bonheur n’est-elle pas la négation et la sortie du bonheur ? Dire que l’on est heureux, n’est-ce pas montrer, par le fait même qu’on l’énonce, qu’on ne l’est plus vraiment ? Le bonheur a-t-il besoin d’un redoublement de la conscience ? Si l’on est heureux, cela ne suppose-t-il pas nécessairement que l’on n’en ait ni conscience ni connaissance ?

Dans le deuxième sens, qui est celui de Kant (Critique de la raison pure, Méthod. transcend., ch. Il, 2e section), « le bonheur (Glüchseligkeit) est la satisfaction de toutes nos inclinations (die Befriedigung aller unserer Neigungen) tant en extension, c’est à-dire en multiplicité, qu’en intensité, c’est à dire en degré, et en protension, c’est à dire en durée». Dans cette définition, le bonheur se caractérise par le fait qu’il constitue un état acquis, stable, permanent, qui dure, en quelque sorte, éternellement. Le bonheur serait en dehors du temps ; il présuppose que l’homme soit sorti de la conscience du temps ainsi que des tensions et des manques liés au désir. Mais s’il n’y a plus conscience, il ne peut y avoir connaissance de telle sorte que la connaissance de son propre bonheur est impossible !

Finalement, on retrouve l’expression populaire qui servait d’intitulé, mais dans un sens tout à fait différent. Pour l’opinion commune, l’ignorance par autrui de son bonheur n’était due qu’à un manque de lucidité sur sa propre situation. Et cette expression, souvent dite au sujet qui se plaint, alors qu’il devrait reconnaître qu’il est heureux, n’avait d’autre but que de lui faire prendre conscience de son ignorance. Mais si l’on prend le mot bonheur au sens fort, au sens philosophique, l’ignorance du bonheur par le sujet lui-même ne provient pas du sujet lui-même mais du bonheur même ! C’est dans l’essence même du bonheur que réside le fait d’échapper à toute conscience de celui qui l’éprouve, de telle sorte que, connaître son bonheur, c’est connaître qu’on en est sorti ou qu’on n’est pas vraiment heureux.